Premier segment de la trilogie dite des appartements maudits, Répulsion est un grand film de terreur psychologique, une étude clinique effrayante qui explore les fissures de l’esprit, les névroses et psychoses des sexes opposés à travers le personnage tenu par une remarquable Catherine Deneuve. Dans un noir et blanc qui évoque ouvertement le Psychose d'Alfred Hitchcock, Roman Polanski s’essaie à la mise en scène suggestive et dérangeante, prouvant ainsi sa capacité à nouer des histoires aux confins de la folie, de l'horreur et de la psychanalyse.


L’ouverture du film, en gros plan sur l’œil de Carole, qui n’est pas sans rappeler le fameux Film de Beckett, s’avère éminemment programmatique : c’est le corps que l’on expose, c’est la fragilité de la jeune femme que l'on tente de percevoir. Les mouvements de caméra parlent d’ailleurs en ce sens : à la faveur d’un premier zoom arrière, la caméra « sort » littéralement de l’œil de Carole, lequel occupe alors la totalité du cadre. Si le plan reste fixe, l’œil s’agite et semble suivre le déplacement des différents titres qui traversent l’écran en diagonale ; autrement dit, Carole semble voir ce qu’elle ne devrait pas voir (étant entendu que les titres du générique n’appartiennent pas à l’espace diégétique). La suite du mouvement d’appareil s’attarde sur son visage immobile et sans expression, pour dévoiler ensuite la blancheur cosmétique d’un salon d’institut de beauté où la jeune femme est censée s’occuper d’une cliente. Mais dans ce lieu dévolu aux soins du corps, son corps à elle s’absente et se fige, comme statufié, absorbé par le silence monochrome d’un fort intérieur en état de siège, tout occupé à repousser les assauts du monde. Comme le lui indique la cliente qui la rappelle sèchement à l’ordre, Carole n’est pas à ce qu’elle fait. Effectivement, elle n’a d’yeux que pour l’œil de la caméra, qui se fait le relais de son intériorité en fixant son regard d’inhumaine et son désir incontrôlé de s’absenter, de se déposséder de son propre corps ; ce corps qui l’expose au regard des autres et à la possibilité redoutée du contact. D’ailleurs, lors de chaque déplacement à l’extérieur, l’agitation urbaine est vécue comme un harcèlement perpétuel que la caméra de Polanski rend sensible en de longs travellings latéraux qui filent et scrutent Carole en plan rapproché poitrine, fendant la foule comme un animal traqué.


Pour mieux nous plonger dans l’intimité du personnage, Polanski fait de l’appartement le lieu même de l’intériorité, l’espace du dérèglement et le décor du refoulé. Un principe, en soit, plutôt courant dans ce type de production mais qui prend sa pleine puissance suggestive en évoluant sur un mode dépourvu de spectaculaire : tout arrive lentement, insidieusement, perfidement à l’écran ; et c’est ce qui rend le film si délectable. Sensiblement, donc, les modifications apportées à l’espace réel évoquent la claustration du personnage et en constituent le sismographe objectif : plus le rapport à l’extérieur se résorbe et plus l’appartement s’agrandit pour loger la psychose – véritable chambre noire qui développe progressivement les marques du dérèglement intérieur sur le plan de la réalité extérieure. Ainsi, le salon prend des proportions inédites, les murs en viennent d’abord à retenir l’empreinte de la main de Carole, puis ce sont des bras d’homme (allusion évidente à la Belle et la Bête de Cocteau) qui sortent des parois du couloir pour se saisir de son corps à elle, un corps qu’elle finira par abandonner, par quitter totalement, l’échouant parmi les meubles (à la fin du film, Michael et Hélène la retrouvent inconsciente, en état de catatonie).


Assumant pleinement la dimension plastique de son médium d'expression, le cinéaste considère tout en des termes esthétiques : à commencer par sa vedette, sa poupée de cire, qui devient un écran blanc sur lequel il peut projeter à sa guise ses hallucinations. Polanski aime l'effet de la lumière sur ce visage, le caresse de ses jeux d'ombres, et l'utilise tel le peintre son canevas. Il traduit, surtout, de manière graphique un puissant paradoxe : Carole veut séduire les hommes et être désirée, alors qu’elle ne peut se défaire de ses inhibitions sexuelles ; elle veut embrasser la vie, alors que son intériorité la consume. Le visuel devient ainsi redoutablement signifiant et nous perturbe durablement : une fissure, lézardant les murs avec une violence grandissante, exprime littéralement la dégradation de l’intérieur ; tandis que la vision d’un lapin dépecé et d’un rasoir devient le saisissant symbole d’une nature morte (le phallus et la chair en putréfaction). Plusieurs scènes vont ainsi transformer ce qui vient de l’extérieur en de purs « signifiants » : le rasoir de Michael, sur lequel Carole s’arrête et qu’elle déplie de manière suggestive, le lapin qui aurait dû être servi pour le dîner, ou encore la carte postale représentant la « Tour de Pise » qu’elle reçoit des deux amants partis en vacances en Italie. De la même façon, les différentes péripéties entrevues vont faire germer l’idée d’agression sexuelle : les portes de l’intimité sont forcées (celle de la chambre dans le rêve, celle de l’entrée principale dans le réel), l’effraction devient agression, la violation de domicile un viol...


À l'image de sa bande son qui se concentre sur des éléments précis, évacuant fréquemment l'environnement au profit d'un vide inquiétant, Répulsion tend à se replier perversement sur ses fascinations morbides, se laissant envoûter par son propre climat nauséeux. Séduit par sa démence, par son esthétique léchée, le cinéaste polonais signe un film profondément malsain, d'autant plus pernicieux qu'il accepte délibérément de s'égarer dans les méandres du labyrinthe qu'il construit. Sa finesse suggestive est sans doute son meilleur atout, comme nous l’indique cette dernière image pour le moins troublante : une photo de famille sur laquelle la jeune Carole ne regarde pas le photographe, un instantané où l’enfant détourne son regard de sa famille, et de son père.

Procol Harum

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