Rogue One: A Star Wars Story, premier spin-off de l’univers Star Wars, aurait pu n’être qu’un appendice, une note de bas de page filmée, un simple chaînon entre deux épisodes. Il est, au contraire, une œuvre à part entière, un geste cinématographique qui interroge la mythologie, la politique, et la chair même du cinéma de genre. Ce n’est pas un film sur la Force, mais sur les forces : celles qui broient, qui résistent, qui se sacrifient. Un film de guerre, au sens le plus physique et le plus tragique du terme.


Une esthétique du sacrifice

Dès les premières minutes, Rogue One impose une rupture de ton. Pas de générique déroulant, pas de fanfare triomphale. Le film s’ouvre sur une fuite, une traque, une exécution. Le monde est déjà en guerre, et les héros ne sont pas des élus, mais des survivants. Gareth Edwards filme les corps comme des vecteurs de douleur : sales, fatigués, abîmés. Le film refuse le lisse numérique des blockbusters contemporains pour retrouver une texture granuleuse, presque documentaire. Les décors sont poussiéreux, les visages marqués, les armes lourdes. On pense à La Bataille d’Alger, à Platoon, à Black Hawk Down. Le space opera devient film de commando.

Mais ce qui distingue Rogue One, c’est son rapport au sacrifice. Chaque personnage est condamné dès l’écriture. Il ne s’agit pas de survivre, mais de transmettre. Le vol des plans de l’Étoile de la Mort devient une opération suicide, une mission sans retour. Le film ne cherche pas à émouvoir par la perte, mais à sublimer l’effacement. Le final, sur la plage de Scarif, baigné de lumière et de feu, est une apocalypse esthétique. Les corps disparaissent, mais le message passe. Le cinéma retrouve ici sa fonction primitive : inscrire la mémoire dans l’image.


Une politique de la dissidence

Rogue One est aussi un film politique, au sens fort. Il interroge la légitimité de la rébellion, la violence nécessaire, la compromission morale. Cassian Andor, espion de l’Alliance, tue de sang-froid, ment, manipule. La rébellion n’est pas un bloc homogène, mais un réseau fracturé, traversé par des tensions, des désaccords, des trahisons. Le film ose montrer une insurrection ambiguë, loin des manichéismes habituels. Il rejoint ainsi une tradition du cinéma politique des années 70, où l’engagement se paie en solitude, en culpabilité, en silence.

Le personnage de Saw Gerrera, radicalisé, paranoïaque, incarne cette dérive. Ancien héros devenu terroriste, il est rejeté par ses anciens alliés. Le film ne le condamne pas, mais le montre comme symptôme : celui d’une guerre qui dévore ses enfants. La rébellion devient une constellation de solitudes, un archipel de douleurs. Le collectif ne se construit que dans la mort partagée.


Une relecture du mythe

En s’insérant entre les épisodes III et IV, Rogue One opère une relecture du mythe fondateur. Il donne chair à une phrase célèbre : « Many Bothans died to bring us this information. » Ces morts anonymes deviennent des visages, des voix, des gestes. Le film redonne sens à la rébellion, qui n’est plus une abstraction, mais une somme de sacrifices. Il réinscrit les marges dans le canon, les oubliés dans la légende.

Mais Rogue One va plus loin : il interroge la notion même de héros. Jyn Erso n’est pas une élue, mais une fille abandonnée, une orpheline en colère. Elle ne découvre pas la Force, elle découvre la foi. Chirrut Îmwe, aveugle, répète comme un mantra : « I am one with the Force, and the Force is with me. » La Force devient croyance, non pouvoir. Le film démythifie sans désenchanter. Il remplace les prophéties par les convictions, les lignées par les actes.


Une mise en scène du désastre

Gareth Edwards, déjà remarqué pour son Godzilla de 2014, impose ici une mise en scène du désastre. Il filme les batailles comme des chaos organiques, des flux de métal et de chair. Les vaisseaux ne dansent pas, ils s’écrasent. Les plans larges ne sont pas contemplatifs, mais écrasants. La verticalité des combats spatiaux devient une chute permanente. Le ciel est un piège, la mer une tombe.

La caméra épouse les mouvements des corps, tremble, vacille, s’arrête. Elle ne cherche pas la beauté, mais la vérité du moment. Le montage, nerveux mais lisible, refuse l’esthétisation. Le film ne veut pas séduire, mais témoigner. Il retrouve ainsi une forme de cinéma direct, où l’image est un choc, une trace, une brûlure.


Une mélancolie de l’image

Enfin, Rogue One est un film mélancolique. Il regarde l’univers Star Wars avec tendresse, mais sans nostalgie. Il ne cherche pas à prolonger la saga, mais à l’approfondir. Il ne convoque pas les figures mythiques pour les flatter, mais pour les questionner. La présence de Dark Vador, brève mais terrifiante, rappelle que le mal n’est pas un personnage, mais une force. La résurrection numérique de Peter Cushing (Grand Moff Tarkin) et de Carrie Fisher (Leia) interroge la mémoire du cinéma lui-même. Que reste-t-il des corps quand l’image les prolonge ? Que devient le deuil quand le numérique refuse la disparition ?

Rogue One est un film sur la transmission, sur l’effacement, sur la mémoire. Il ne cherche pas à divertir, mais à inscrire. Dans une époque où le blockbuster est devenu produit, Rogue One est un geste. Un film de guerre, un film de foi, un film de deuil. Un film qui regarde la saga comme on regarde une étoile morte : avec admiration, avec tristesse, avec lucidité. Et dans cette lucidité, il y a peut-être la plus belle forme de résistance.

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