Shining n'est pas un bon film d'horreur (et on s'en fout)

François Bégaudeau a fait tout récemment une chronique (très intéressante) de Shining et plus généralement de Kubrick, et qui m'a interpellé.


En gros ce que j'en ai retenu (peut-être à tort), c'est que Kubrick est un maquettiste qui ne se soucie pas du réel, qui travaille sur des figures abstraites sans véritable portée, que Kubrick est avant tout un photographe qui cherche à impressionner avec des images fortes, mais qui ne fait pas vraiment du cinéma (qui impliquerait un contrechamp), et que globalement c'est un film écrit un peu avec les pieds, qui se ferait démonter par tout scénariste digne de ce nom.


Ca n'a aucun sens de faire deux allers-retours en bagnole au début du film, redite inutile, un vrai scénariste aurait fusionné ces trajets en un seul. Le film ne fait pas peur, ni sursauter. L'idée de découvrir que Nicholson a tapé sur sa machine 1 milliard de fois la même phrase, ça aurait pu être génial, mais ça ne fonctionne pas, parce que on ne l'a pas préparée, on a jamais vu Nicholson écrire sur sa machine auparavant.
Pire encore, on a jamais vu ce couple vivre véritablement ensemble, on ne peut pas comprendre en quoi il dysfonctionne. Nicholson est fou dès la première minute, il n'y a aucune évolution chez le personnage. L'horreur ne fonctionne que quand on a l'immixtion de l'anormal dans la normalité, or là tout est déjà anormal dès le départ, donc ça ne marche pas non plus.


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BREF.



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C'est évidemment pas le seul à formuler ce type de critiques sur shining ou plus généralement sur Kubrick. Est-ce qu'on tiendrait les mêmes raisonnements par exemple pour David Lynch (voir par exemple l'épisode 8 insensé du retour de Twin Peaks) ? J'ai un petit doute.


En réalité, Kubrick se rapproche beaucoup de Lynch, parce qu'à mon sens il ne cherche pas à faire un film d'horreur, ou un film qui fout la frousse. Il ne cherche même pas à construire un récit classique (pour ne pas dire académique) qui respecterait rigoureusement les canons de la bienséance scénaristique.


Ce qui fait la puissance et la beauté de Shining, c'est qu'il crée un monde insensé qui ne peut exister nulle part, qui n'est pas ancré dans la réalité concrète, mais qui est un pur produit du cauchemar - et tout le paradoxe c'est que le décor semble en apparence très concret, très matériel, alors qu'il n'a évidemment lui non plus aucun sens, aucune logique quand on creuse le sujet. Shining joue sur cette ambiguïté.


Et naturellement un cauchemar s'affranchit des règles, des conventions, mais on retrouve quand même dans shining des codes classiques, des rattachements aux films d'horreur qui sont cependant complètement morcelés/éparpillés/dilués/dévidés dans un ensemble bizarroïde, indistinct, peu clair (où Kubrick veut vraiment en venir avec ce film ? Je crois que personne n'en sait rien), et très étrange, avec une succession de scènes lunaires venues de nulle part (une des séquences qui m'a le plus marqué et dont on parle assez rarement, c'est celle de la rencontre avec Grady dans les toilettes du restaurant - les temps de pauses entre chaque dialogue, la fixité des comédiens, cette suspension presque irrespirable, on est d'office projeté dans un ailleurs qui nous dépasse complètement).


Le cauchemar (et le rêve), en même temps qu'il donne libre court l'imagination débridée, tisse un réseau de connexions, de liens à partir d'éléments connus, et finalement c'est pas si con de retrouver dans shining des éléments du cinéma de genre qui mènent constamment à des impasses et qui n'aboutissent à rien de probant, ainsi qu'une assise concrète dans un décor qui semble plus vrai que nature (d'où peut-être la volonté d'avoir un hôtel reproduit avec la plus grande fidélité).


On se retrouve face à un objet assez insaisissable, paradoxal, et donc nécessairement pour tenter d'y répondre on va trouver plein de théories (tout comme chez Lynch), plein d'études extrêmement détaillées sur le double sens de shining, le non-dit, qui dérivent parfois dans le farfelu le plus complet (exemple du docu Room 237).


Shining n'est pas le film d'horreur scolaire rigoureux, respectant le manuel du scénariste sérieux et appliqué. Shining n'est pas une chronique sur une vie de famille dysfonctionnelle. Shining (de Kubrick) n'est pas une parabole sur les ravages de l'alcoolisme, n'en déplaise à Stephen King. Shining n'est probablement pas un portrait profond sur les traumas de l'Amérique.


C'est pour moi, avant toute chose, une plongée dans un monde cauchemardesque qui n'existe nulle part, et qui ne pouvait être représenté que par la voie cinématographique, et donc un pur monde de cinéma totalement universel, et intemporel car affranchi des servilités du genre. Shining n'a pas besoin d'être rattaché artificiellement au réel par des combines de scénariste, il formule son propre réel, sa propre existence indépendante, un monde venu d'ailleurs qui marque forcément beaucoup plus les spectateurs que tous les films d'horreurs lambdas réunis.

KingRabbit
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le 26 mai 2021

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