Ce qui est remarquable dans ce film c'est cette impossibilité de déterminer où est la réalité.
On peut simplifier, se défendre contre le trouble occasionné par le film en optant pour l'une des deux interprétations suivantes:
La première est que le héros tourmenté joué par Di Caprio est victime d'une machination qui, de façon aussi machiavélique que subtile, cherche à le rendre fou avec des médicaments, des fausses-pistes, des manipulations et, perspective terrifiante, des lavages de cerveau pouvant le conduire jusqu'à l'oubli de sa propre identité, de sa propre histoire et pourquoi pas, à l'adhésion de la nouvelle identité que les directeurs du pénitencier veulent lui implanter.
Deuxième version: le héros est fou, délirant, persécuté, sa logique est rationnelle mais basée sur des interprétations complètement faussées de la réalité.
La force de Scorsese, c'est de toujours entretenir le doute entre ces deux versions. De toujours balancer alternativement entre ces deux interprétations sans jamais trancher sur la véracité de l'une ou de l'autre.
Bien sûr, à la fin du film, la balance penche du côté délirant du personnage principal, cette version semble enfin devenir convaincante et pourtant, le moindre détail fait que nous restons en alerte, pas vraiment totalement en adhésion avec cette réalité. Aux toutes dernières minutes du film, nous sommes encore dans ce flottement et ce malaise va persister jusqu'au bout, jusqu'à la toute dernière image montrant le phare, objet de tous les fantasmes, machiavélisme et obscures tortures, rien de de vraiment tangible mais l'imagination se charge de l'habiter.
Ce doute persistant, ce malaise conduisent à nous sentir un peu perdu au moment du générique de fin: en fait, le film pourrait se poursuivre indéfiniment, à interroger la réalité en interminables monologues intérieurs.
C'est un grand film sur la paranoïa, le délire interprétatif, rappelant les cogitations sans fin d'un Philip K Dick, hésitant toute sa vie sur l'interprétation à donner aux événements. C'est un film qui s'attaque à la structure de la réalité et c'est pourquoi il déstabilise autant. Il interroge aussi sur la structure psychique de chaque individu.
La mise en scène magnifique, élaborée subtile, permet, en ne tranchant jamais, de poursuivre cette inquiétante mise en abyme.
Qu'est-ce qui rend si crédible pour le spectateur (qui n'a pas forcément de tendances délirantes interprétatives ...) cette adhésion à un monde aussi noir, aussi cruel, aussi peu humain façon Orwell et son cauchemar totalitaire "1984 " ?
C'est que le cauchemar au cours de l'Histoire a eu lieu. Et cette émergence de ce qui aurait dû rester à l'état de fantasme, cette émergence du délire dans le réel de l'Histoire brouille les pistes.