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Avant propos : Si vous ne connaissez rien de Sinners, passez votre chemin et revenez quand vous l’aurez vu, car il est trop rare de pouvoir s’embarquer dans un film sans savoir de quoi il en retourne exactement, et que je serais ici dans l’obligation de spoiler.
Si le corpus de Ryan Coogler n’était jusqu’à présent pas exempt d’intérêt, il était marqué par une exclusivité des franchises (si l’on omet Fruitvale Station, tiré d’un tragique fait divers) : la relance de Rocky via Creed, puis les deux films Black Panther (le premier sympathique, le second déjà oublié). Et si ces œuvres ne respirent franchement pas l’originalité, on pouvait leur reconnaître une cohérence dans la thématique raciale, et un savoir-faire technique qui, à défaut d’être galvanisant, faisait le boulot.
J’étais donc curieux à l’annonce de Sinners, blockbuster de genre affranchi de toute propriété intellectuelle préexistante et quasiment intégralement conçu par des équipes noires. Une rareté, une anomalie qui a elle seule méritait que l’on s’y attarde. Constat, si Sinners n’est pas sans défaut, il constitue une culmination dans la filmographie de Coogler qui livre une partition originale et personnelle, et me donne envie de voir ce qu’il fera par la suite.
Plongée dans le Mississippi des années 30, et nous faisant la promesse d’un récit resserré sur 24 heures, Sinners passe sa première moitié à planter le décor. C’est la construction de l’équipée de personnages sous forme de début de heist movie qui donne la part belle à des seconds rôles marqués et réussis, à contrario de la double casquette portée par Michael B. Jordan. Celle-ci n’est jamais vraiment justifiée (une lubie vaniteuse d’acteur?) et vient apporter de la confusion sur qui est Smoke et qui est Stack, brouillant par la même les attaches émotionnelles du spectateur. Le développement des jumeaux et de leurs relations amoureuses sont ainsi passables, malgré une emphase sur la carnalité du sexe qui trouve sa place dans les thématiques du récit.
Car malgré une certaine tendance à s’attarder en chemin, Sinners s’avère être diablement riche malgré sa maladresse. Et si arrivé au milieu du métrage on se remémore immédiatement le From Dusk till Dawn de Robert Rodriguez, on comprend vite que l'œuvre de Coogler la dépasse sur le fond, comme sur la forme. Car il y a cette scène charnière, une des plus belles de cette année, habitée par une énergie musicale et chorégraphique dingue, un plan séquence endiablé tout en anachronisme qui peut rappeler les meilleurs moments du Babylon de Damien Chazelle, où la raison quitte les esprits pour laisser les corps se libérer dans une transe expiatoire, un mouvement qui défie les conditionnements sociétaux et les tourments du quotidien. Une véritable débauche du conscient au profit de la dérationalisation par l’art. Un ancrage communautaire porté par la fantastique partition de Ludwig Goransson.
La communauté qui est au centre du récit. Celle des noirs, des mulâtres et des asiatiques : celle des citoyens de seconde zone d’un pays qui les refuse. Celle des vampires, qui comme les bonnes gens du Ku Klux Klan, sont des extrémistes qui ne tolèrent pas d’autres us que la leur. La vampirisation des noirs par les blancs, c’est l’assimilation (et donc la destruction) d’une culture communautaire qui ne peut être tolérée dans le canevas américain au sens large. Si les noirs veulent survivre, il faudrait donc qu’ils deviennent blancs.
Il y a pourtant des parallélismes entre la quête des vampires et celle des nos protagonistes : la lutte pour la survie dans un espace communautaire tolérant, et lié par la musique. Mais c’est cette même musique qui se fait instrument de la résistance des noirs, puisque celle-ci dépasse le cadre communautaire pour venir s’imposer au plus grand nombre, à travers le temps.
Mais les velléités destructrices des strige et du Klan ne sont pas celles des noirs américains qui ne demandent qu’à vivre en paix. Chose rendue impossible, car leur expression, via l’art, suscite l’attention d’ennemis. Inversement à Robert Johnson qui aurait vendu son âme au diable pour devenir une légende, Sammie, notre bluesman, ne demandait qu’à parler, à être.
L’éternité à travers la musique, à travers le vampirisme. Deux solutions de reprise du pouvoir et de l’affirmation identitaire que vient boucler l’épilogue avec Buddy Guy de la plus belle des manières.