Dans l'espace, personne ne ressent le temps s'écouler

Avant "Solaris", le cinéma d'Andrei Tarkovski souffrait d'une zone d'ombre, à savoir l'intimité et les désirs de ses personnages. "L'enfance d'Ivan" et "Andrei Roublev" ont beau être lyriques, le contexte historique de la Seconde Guerre Mondiale pour l'un et la pudeur nécessaire à l'évocation d'une telle figure pieuse de l'histoire russe pour l'autre verrouillent tout rapport au corps. Il y a bien un flirt embryonnaire entre un soldat et une infirmière de l'armée rouge. Il y a aussi la scène où Roublev pour le moins troublé se trouve confronté à des païens dénudés plutôt hédonistes. Pas grand-chose à se mettre sous la dent en somme, surtout si l'on veut chercher l'affect derrière le symbole. Quant à la grande obsession du cinéaste pour contempler la nature, elle est aussi traitée de manière détournée, en passant par un marécage en zone ennemie ou un voyage dans la campagne russe médiévale. Avec "Solaris", Tarkovski met à nue son propre cinéma, et joint ces deux thèmes désormais au premier plan pour enfin révéler le rapport charnel qu'il entretient avec la nature, dont la contemplation n'est rien d'autre qu'un dialogue muet avec soi-même.


Tarkovski disait de "Solaris" que parmi tous ses films, c'était celui qu'il aime le moins, à cause des gadgets pseudo-scientifiques, les stations orbitales, les appareils, qui "l'agacent profondément". Il y voit plus précisément "les symboles de l'erreur de l'homme". Si le métrage s'inscrit bien dans certaines conventions du cinéma de science-fiction, avec vaisseau spatial et vision de l'espace à l'appui, ce n'est pourtant pas ce qui fait le centre de son cadre fictionnel. Comme "2001" avant lui, "Solaris" développe une science-fiction avant tout métaphorique, par la planète Solaris elle-même. Étudiée par les milieux scientifiques qui ont établi une base spatiale à son orbite, elle reste un mystère pour eux. Leur seule certitude est qu'elle agit comme un être unique et doué d'intelligence, dans une sortie de vie macroscopique dont il est difficile de comprendre les tenants et les aboutissants. Là est l'élément perturbateur : l'étude de cette planète se trouvant dans une impasse, le personnel de la base à son orbite étant réduit à trois scientifiques, le psychologue Kris Kelvin est envoyé là-bas pour déterminer s'il ne faut pas abandonner les recherches et fermer la base. Il se pose alors rapidement un enjeu éthique qui éloigne le film de toute glorification technologique écervelée : si l'exposition de Solaris à des radiations artificielles peut amener à de nouvelles réactions fertiles en informations, n'est-il pas inconcevable d'affecter dangereusement une vie extra-terrestre dans le seul but de l'étudier ?


C'est en se raccrochant aux enjeux moraux que Tarkovski parvient à donner chair à son film, qui va développer un autre dilemme moral au moment où Kris pose le pied sur la base spatiale. Auparavant dans le film, on pouvait assister à une vie terrestre morbide, par une longue séquence de déambulation urbaine froide et désincarnée en voiture, qui annonce les timelaspe de "Koyaanisqatsi" sorti dix ans plus tard. Seule l'ancienne maison de campagne des parents de Kris et son envoûtant ruisseau alentour qui ouvre le film semble avoir un lien affectif avec lui, bien qu'artificiel puisqu'on apprend peu de temps après que c'est une copie à l'identique de leur ancienne maison disparue. Alors quand Kris découvre la base spatiale délabrée et presque inhabitée, on ne s'attend pas à ce qu'il y trouve le moindre air familier. Là est le basculement narratif du film, qui se révèle en voyage spatial beaucoup plus intime que scientifique : notre psychologue tombe au bout de quelques heures nez à nez avec sa défunte épouse suicidée. "Solaris" déploie alors pleinement sa métaphore en faisant de la planète éponyme le bourreau mental de ses hôtes orbitaux, par la matérialisation de leurs souvenirs les plus enfouis et douloureux. Elle se révèle en être collectif symbolisant la conscience et la mémoire de chaque être humain. Celles de Kris sont mises à rude épreuve : rongé depuis des années de se sentir coupable du suicide de sa femme, il la retrouve dans une version artificielle et pourtant bien matérielle, dont il ne peut se débarrasser sans que Solaris la fasse réapparaître. La première apparition d'un corps désiré et désirant dans le cinéma de Tarkovski est ainsi représentative de sa démarche, comme réminiscence d'un temps passé qui réveille de la torpeur existentielle tout en rappelant l'ampleur régressive et malsaine des sentiments éprouvés.


Le motif de l'artifice trouve par-là sa pleine signification et son paradoxe : engendré par la nature, à la beauté on ne peut plus naturelle, les artifices qui troublent et conditionnent la vie de Kris n'en sont pas moins illusoires. Alors que les autres scientifiques de la base semblent avoir repoussés leurs souvenirs jusqu'à renier leur propre nature, ce dernier y plonge la tête la première dans un élan solitaire déchirant. Si de tels tiraillements moraux et affectifs jouent pour beaucoup dans l'atmosphère hors du temps de "Solaris", il est enfin utile de préciser qu'avec des moyens limités, Tarkovski donne à sa mise en scène un frisson cosmique hors du commun, par des mouvements de caméras virtuoses, des visions de l'espace grandioses et une gestion de la lumière radicale qui impose l'éblouissement du spectateur, jusque dans une conclusion qui synthétise toute la démonstration du film, laissant Kris prisonnier de son passé. Après son laborieux métrage suivant "Le Miroir", Tarkovski se libéra du poids de la mémoire et des remords qui donnent corps à "Solaris", le temps d'un autre film. Se consacrant alors entièrement au dialogue avec la nature, il en formula la plus vibrante déclaration d'amour avec "Stalker".

Marius_Jouanny
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le 21 juil. 2017

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