Un Bijou
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Edward Yang ne filme pas un couple qui se sépare. Il révèle deux êtres qui n'ont jamais vraiment habité le même espace.
Dès l’ouverture, dans cet appartement vide que Chin et Lung visitent, Yang installe son dispositif. Ce devrait être l’euphorie du commencement, la promesse d’un espace partagé. Mais Yang ne le montre pas ainsi : plan fixe des deux de dos face à la bais vitrée, regard vers l’extérieur, puis coupe brutale. Chin entre par une porte, Lung surgit dans une autre, reproduisant un geste de baseball avant de sortir du cadre. Un miroir renvoie l’image de Chin franchissant un seuil tandis que Lung apparait ailleurs. Elle l’interpelle, il n’entend pas. Il l’attend sur le palier, déjà ailleurs, sifflotant. Ils viennent d’acheter un espace commun mais évoluent déjà dans des trajectoires parallèles. Les portes ne les séparent pas - elles révèlent qu’ils traversent chacun un appartement différent.
Cette impossibilité de se rencontrer contamine tout le film. Yang fragmente l'espace : cadres dans le cadre, profondeur de champ qui bute sur des murs, des couloirs, des portes. Chaque intérieur devient un dédale. Même quand les corps partagent l’écran, ils n’habitent pas le même espace. Et quand la caméra traverse les baies vitrées, elle ne découvre qu'un horizon obstrué par d'autres murs, plus hauts encore : les buildings de Taipei moderne.
L'utilisation du plan large dans de nombreuses séquences permet de faire cohabiter les corps avec la ville de Taipei, elle-même fragmentée. Lung et Chin n'habitent pas le même Taipei. Lui vit dans les marges de la ville – petites bicoques, bistrots délabrés, espaces où subsistent les codes d'honneur anachroniques de l'ancien sportif qu'il fut. Elle traverse le Taipei moderne des bureaux climatisés, des transactions financières, des buildings de verre. Cette fracture urbaine matérialise leur décalage temporel : deux êtres qui coexistent dans la même ville sans jamais habiter le même présent.
La télévision devient l'emblème parfait de cette présence-absence. Dans cette scène récurrente, Lung fixe un match de baseball qu'il a enregistré pendant son voyage – aux États-Unis ou au Japon, on ne sait pas vraiment. Ce match contient tout : son ancienne carrière, son escapade qui cache une infidélité, un passé qui tourne en boucle. Chin pose sa tête sur son épaule – seul geste de tendresse du film. Mais cette proximité physique ne fait que révéler l'ampleur de leur distance. Ils partagent un canapé face à l'écran, pas un regard. La télévision rassemble leurs corps sans les faire communiquer. Elle offre l'illusion d'un moment partagé alors que Lung s'y enferme, hypnotisé par ce temps recyclé qui repasse indéfiniment.
L'argent, lui aussi, habite le film sur un mode fragmenté. Dans ce Taipei moderne, les entreprises sont rachetés par des groupes, des conglomérats. Quand l'entreprise dans laquelle Chin travaille est rachetée, elle demande à son collègue qui est le patron. "Celui avec les lunettes", répond-il. À l'écran, tous portent des lunettes identiques, visages interchangeables de la modernité corporate. Le capital n’a pas de visage mais une multitude.
C'est pourquoi l'obscurité devient paradoxalement le seul espace de vérité dans le film. Yang la filme sans artifice, laissant le noir envahir l'écran. Dans la boîte de nuit, quand une coupure plonge la salle dans le noir, les jeunes continuent de danser à la lueur de leurs briquets – instant de joie fragile. Puis la lumière revient, révélant Chin recroquevillée, en pleurs. L'obscurité dit ce que la lumière moderne masque : sous les néons aveuglants, la solitude absolue.
Pendant ce temps, l'argent circule : cash, paris, rachats, transactions passent de main en main. Cette circulation incessante dessine en creux tout ce qui ne circule plus entre les corps : les gestes, les regards, la présence elle-même.
Dans ce film, les portes s’ouvrent sur d’autres portes, les miroirs renvoient des images qui ne se correspondent pas , les baies vitrées révèlent des publicités esthétiques et aliénantes. Les corps restent coincés dans leurs trajectoires parallèles. Seule l'obscurité, parfois, révèle leur solitude commune – cet instant où, dans le noir, ils partagent enfin la même impossibilité d'être ensemble.
Créée
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