À l’heure où les exploitants de cinémas et l’industrie en général arborent des mines moribondes, contexte sanitaire calamiteux oblige, Christopher Nolan n’est plus seulement celui suscitant l’événement : il est aussi le sauveur tant attendu (et tout relatif) des salles obscures. Un timing bien heureux, nonobstant son très léger report de sortie, d’autant que les racines de Tenet ne datent pas d’hier : script entamé il y a sept ans, synopsis imaginé voilà deux décennies… et une inspiration renvoyant à l’antique Carré Sator.


Un projet longuement mûri en somme, mais évacuons pour un temps ses circonstances de distribution : de fait, Tenet était avant tout attendu au tournant en sa qualité de « nouveau Nolan », le réalisateur s’étant imposé dans le paysage du blockbuster intelligent (n’en déplaise à ses détracteurs ou aux fines bouches). Avec pour promesse centrale un « concept » à même de faire surchauffer plus d’un cerveau sur deux, la chose n’était ainsi pas sans rappeler Inception : partageant de fait bien des points communs en surface, à commencer par leurs intrigues à la sauce thriller saupoudrée de science-fiction, le parallèle était des plus tentants.


Et, comme de juste, Nolan déploie plus de deux heures durant une fresque tonitruante, conviant en un même ballet dantesque spectacle grisant et cogitations fulminantes : d’emblée, l’attentat de l’opéra est une inauguration proprement luxueuse, l’assourdissante composition de Ludwig Göransson ajoutant au chaos ambiant, lui qui nous entraîne sans harnais dans le sillage d’un énigmatique « Protagoniste ». Avare en éclaircissement quant à ses motivations, le récit distille avec parcimonie les grands axes d’une figure que nous devinons au service du « bien » commun, mais dont l’approfondissement en berne souligne deux évidences : primo, celui-ci brille avant tout de par sa place dans l’intrigue, auréolée de mystères et donc sujette à hypothèse, à contrario d’un Cobb tiraillé et davantage humanisé.


Secundo, et à l’image de cette introduction menée tambour battant, Tenet n’est pas autant un film à interprétation que pouvait l’être Inception : nous ramenant invariablement à son concept principal, le présent film est plutôt une affaire de percussion constante, son rythme endiablé ajoutant à la confusion d’un spectateur s’évertuant à décrypter (vainement bien souvent) le sens-même de l’action… celle-ci n’ayant de cesse de se jouer de l’entropie et de nos sens avec. En bref, les possibilités offertes par les « tourniquets » sont en soi assez compréhensibles, mais l’œil n’est tout bonnement pas à même de suivre correctement le schmilblick : c’est ainsi, qu’une fois encore, Nolan parvient à nous retourner le cervelet.


Néanmoins, s’il convient de saluer la démarche et les moyens mis en œuvre, marques d’une ambition créative aux antipodes du conformisme propre au produit hollywoodien, cela fait-il pour autant de Tenet un bon long-métrage ? À bien y réfléchir, et il y a de quoi, s’en prendre plein les mirettes de la sorte n’exclut en rien l’usage de la poudre aux yeux… quand bien même sa trame serait généreuse comme sincère. En fait, contrairement aux plus belles réussites de Christopher Nolan, son dernier cru manque tout bonnement d’âme, la faute à sa rythmique aux confins de l’assourdissant et de froids partis-pris dans le texte.


Nous trimballant aux quatre coins du globe sans jamais vraiment reprendre son souffle, au prétexte de MacGuffins troubles et d’une trame globalement brumeuse, Tenet n’est ainsi pas loin de paraître « artificiel » dans sa construction : comme s’il manquait de liant, la faute à des personnages secondaires et tiers allant et venant sans trop de poids, sa diablesse de complexité intrinsèque s’étiolant à petit feu au gré d’un fil rouge hâtif. S’investir aux côtés du Protagoniste n’est alors guère chose aisée, l’empathie quant à la situation de Kat ne décolle jamais vraiment et, au risque d’aller plus loin en « avant », le « destin » de Neil ne provoque que peu d’émoi.


Indépendamment du fait que le film aurait cette tendance, attendue et en quelque sorte promise, à nous perdre à mesure qu’il n’enquille les séquences grandioses de travail et de réflexion, celui-ci doit finalement son salut à son postulat original (tant dans la mise en scène que la plastique) qu’à la toile de fond censée interconnecter le casse-tête : bien en deçà du potentiel dramatique avéré qu’évoquait des Interstellar, The Prestige ou bien sûr Inception, Tenet laisse ainsi un goût amer en bouche… pis encore, l’impression d’après séance globalement bonne n’aura pas résisté au recul s’ensuivant, y repenser mettant parfaitement en lumières ses nombreuses limites.


C’est d’autant plus regrettable que, par-delà le caractère exceptionnel qu’invoque le cinéma de Christopher Nolan, de beaux motifs de satisfactions valent mention : dans cet ordre d’idée, les prétentions de Sator le dresse en antagoniste ni superficiel, ni facile dans sa définition, tandis que le semblant de plot twist que nous sert Tenet (quant à l’identité véritable de « l’ennemi ») ancre assez subtilement son sujet dans un cadre familier du spectateur… les enjeux écologiques, de surpopulation etc. étoffant alors indirectement une intrigue des plus réfléchie. Et, enfin, que dire si ce n’est que John David Washington tient de la révélation en grande pompe : quelle prestance !


Sans aller jusqu’à qualifier Tenet de pétard mouillé, la nuance est donc à l’ordre du jour : et sans revenir sur ses atours aussi bien formels qu’intellectuels, gageons que celui-ci se prêtera à merveille au jeu des re-visionnages attentifs. À ceci près que cela ne devrait, à mon sens, pas atténuer la sècheresse de son jusqu’au boutisme se faisant au détriment de l’humain : pari raté donc.

NiERONiMO
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le 27 sept. 2020

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