Avant toute chose, petite leçon de cinéma : chaque film doit être considéré pour ce qu'il EST. Comprenez par là que le spectateur doit s'informer sur ce que le film propose et si il correspond ou non à ses attentes avant de se rendre le voir. Un exemple très simple : on ne reproche pas au dernier Woody Allen de manquer d'effets spéciaux ? Non. Bon. On ne reproche pas à un film de cul de montrer trop de sexe ? Non. Bon. Alors pourquoi a-t-on reproché (ici ou là) à Gravity de manquer de profondeur dans son scénario ? Et bien au nom de ce qu'on appelle la schizophrénie française. Vous savez, un peu comme lorsqu'on reproche aux journalistes de devenir "people" et qu'en même temps, on réclame toujours plus de détails quant à la dernière affaire "privée" qu'ils viennent de sortir... Mais là, j'ai comme l'impression qu'on dérive très loin du sujet initial...
Chaque film doit donc être envisagé pour ce qu'il nous offre. Dès lors qu'il tente de jouer sur plusieurs registres, il a généralement du mal à s'assumer (Pompéi en est le parfait exemple...). Certaines rares exceptions dérogent à la règle et nous offrent un spectacle merveilleux qui dépasse les codes du cinéma - à l'image d'Inception ou de Match Point dans une moindre mesure - mais globalement, mieux vaut pour un film qu'il mise sur un genre et uniquement sur un public. Il s'agit donc de prendre The Grand Budapest Hotel pour ce qu'il tente de mettre en place : un film d'aventures atypique.
Et dans ce qu'il tente de mettre en place, The Grand Budapest Hotel excelle. On comprend vite l'ambition de Wes Anderson : nous raconter une histoire, un conte visuel à part entière et qui ne ressemble à aucun autre. À coup de mises en abymes narratives et équipé d'une caméra comme greffée dans son cœur, il nous transporte dans un univers insolite dans lequel on se précipite volontiers. Plongées, contre-plongées, panoramiques, travellings ou plans fixes : le réalisateur ne néglige aucun ressort vis à vis d'une mise en scène qui se veut grandiloquente, contrastant avec l'étonnante simplicité des dialogues et des personnages. Chaque plan est ici filmé au millimètre près, à la manière d'un découpage de jardin classique, mais le plus fascinant est que cette envie folle du détail soit transposée dans un monde totalement enfantin, pétillant de malice et habité par une forme assez simple et sympathique de la péripétie.
Si l'enivrement tarde à se mettre en place, et qu'il est difficile de ne pas souligner combien il aurait été plus avantageux de suivre un personnage de manière univoque afin de s'attacher à lui plus facilement, on ne décèle pas vraiment quel énorme obstacle pourrait faire face au spectateur pour qu'il ne soit pas ravi devant la pièce de théâtre qu'on lui sert sur un plateau. Sans prétentions, sans superflus et avantagé par des décors absolument ahurissants, colorés autant que variés ; exalté par des passages mémorables à l'image de ceux en altitude, The Grand Budapest Hotel est surtout le trip d'une pléiade d'acteurs exceptionnels, dont certains - il faut bien se l'avouer - sont la uniquement pour la figuration (Bill Muray et Owen Wilson en tête de liste). Mais ils jouissent tous avec plaisir de leurs rôles, pour le plus grand bonheur du cinéphile de base, qui ne se lasse jamais vraiment d'eux, à l'instar des gimmicks de la réalisation d'Anderson, toujours aussi bizarrement amusants, même lorsqu'ils sont ressassés pour la quarantième fois.
Fresque unique en son genre d'une ambition stylistique démesurée mais atteinte, The Grand Budapest Hotel demeure un somptueux patchwork réveillant avec audace et brio cette part d'enfant qui sommeille trop souvent en nous. C'est fabuleux.