Sous la ville de Las Vegas se situe un immense réseau d'évacuation d'eau en cas d'inondation. Long de 800 km, il constitue quasiment une ville à part entière, un labyrinthe de couloirs qui mène jusqu'au désert du Nevada, et qui peut se révéler très dangereux. Mais de manière de paradoxale se trouvent à l'intérieur environ 2000 personnes, des marginaux que Jean-Baptiste Thoret va filmer dans leur quotidien.
Thoret est clairement fasciné par l'Amérique dans ce qu'elle a de multiple, dans ses gloires comme ses échecs, ou dans sa volonté de filmer les petites gens comme il le fait pour les personnes connues, et là, pour son cinquième documentaire (et le premier qui ne parle pas du tout de cinéma), il pénètre au cœur même d'une ville, Las Vegas, connu pour son côté artificiel, mais filme des gens réels. Des cabossés de la vie, oubliés du rêve américains blessés par la vie, qui rêvent d'un avenir meilleur, mais dont la puanteur et le côté insalubre de cet endroit est paradoxalement leur planche de salut. Il filme des personnalités, dans leur sens qu'ils ont tous et toutes des parcours de vie difficiles (avec une scène étonnante où un couple doit trouver une sortie d'eau pour faire leur toilette de manière rudimentaire), mais c'est surtout la figure de Brandi qui marque les esprits. C'est une femme de 50 ans, qui s'oblige à rester crade pour mieux attirer l'attention quand elle fait la manche le long des routes de la ville en compagnie de son chien, mais qui se bat pour avoir toujours mieux, y compris pour récupérer des objets abandonnés par les divers casinos, mais qui garde une certaine droiture, car elle souhaite s'en sortir afin de rencontrer sa fille et sa petite-fille, dont leurs scènes sont touchantes. Car elle dit qu'elle veut s'en sortir, mais seulement, en a-t-elle les moyens moraux, surtout quand elle a passé 15 ans dans ces tunnels ?
Il y a également le portrait d'autres personnages cabossés, mais ce qui frappe avant tout dans ce documentaire, c'est son incroyable beauté plastique. Documentaire ne veut pas forcément dire qu'on ne soigne pas le cadre ou l'image, et Thoret le prouve, avec un cadre en Cinemascope, où il filme ces boyaux et tunnels comme si on était dans une autre dimension, un peu à la manière de Alien ou 2001, avec une forte dominante bleue ou rouge, et cela donne des plans parfois impressionnants dans leur composition. Mais il n'en oublie pas le côté spontané du genre, avec la peur constante des inondations, de l'intervention des forces de l'ordre qui pourraient les déloger ou encore le fait de ne pas pénétrer en profondeur dans ce réseau au risque non seulement de se perdre, mais pour éviter tout danger, car on apprend que c'est un véritable coupe-gorge par endroits. Il y a ainsi une bonne dizaine de morts chaque année dans ce tunnels aussi bien à cause des inondations que des meurtres.
Long de deux heures, ce documentaire m'a constamment passionné dans le sens où je ne connaissais pas du tout cette histoire, assez folle quand on y pense, mais surtout, que Thoret a su soigner la forme, avec une très bonne scène où Brandi (avec une perruque et maquillée) sort avec plusieurs de ses amis du tunnel afin de s'engouffrer dans un des casinos de Las Vegas. Non seulement la scène, filmée en caméra cachée avec un Iphone, est amusante, car ils se fondent parfaitement dans la foule, mais ce moment est pour eux comme le seul où ils se considèrent enfin comme des êtres humains à part entière, à s'amuser, jouer aux machines à sous, avant de revenir dans leur anonymat. Thoret ne les filme jamais de manière péjorative, mais dans une forme d'honnêteté qui nous les rend touchants à la fin, tout comme l'atteste le générique où on a un portrait de chacun d'entre eux durant quelques secondes.