Homme du Nord souffle le chaud et le froid

Voilà quelques semaines, voire un petit mois, que ce Northman me turlupine. Pas que le film soit dépourvu de qualités, au contraire même, mais parce qu’il représente à mon sens très bien la scission de plus en plus nette dans le cinéma US entre les blockbusters et les films d’auteur. Ces dernières années, on observe en effet un recul d’un certain type de production de l’entre-deux, comme s’il n’existait parfois plus grand chose entre les gros films à plus de 150 millions et les petits projets réalisés avec un budget de 20 millions. Alors certes, il existe évidemment des contre-exemples - le dernier film de Guillermo Del Toro, par exemple, ou encore Last Night In Soho - mais ceux-ci se sont tous deux soldés par un échec cuisant d’un point de vue commercial ; l’ensemble des recettes des deux films atteint à peine le budget de 60 millions de Nightmare Alley, c’est dire. The Northman, avec son coût de production de 65 millions, qui a fini par monter jusqu’à la somme tout de même peu prudente de 90 millions, se place dans le sillage direct de ces films et s’est terminé également par un violent bide commercial, soit à peine 70 millions dans le monde. Mais là où Del Toro et Wright s’étaient vautrés malgré eux, leur film étant tout à fait accessible et clairement conçu pour le grand public, le cas du projet d’Eggers est un brin plus ardu. Il semble en effet que le réalisateur de The Witch, pourtant persuadé d’avoir conçu un film populaire si on en croit ses interviews, soit finalement incapable de concevoir un projet à la hauteur du budget qui lui est alloué. The Northman donne ainsi perpétuellement cette drôle d’impression de voir un film indépendant auteuriste doté des moyens d’un Ridley Scott.

C’est cet aspect bicéphale qui donne ce statut si bizarre à The Northman, à la fois anomalie bienvenue dans un système trop bien rôdé mais également projet fragile qui n’est pas toujours à sa place. Ainsi, Eggers s’affirme avant tout comme un metteur en scène atmosphérique, avouant lui-même qu’il conçoit d’abord l’ambiance et le contexte de ses films avant de réfléchir à une histoire. Cette volonté d’un cinéma sensoriel aux tendances symbolistes est plutôt cohérente lorsqu’on réalise un projet à petit budget labelisé A24, où l’esprit économique de la production se met au service de l’ambiance, parfois au détriment du scénario. Cette orientation est parfaitement visible sur The Lighthouse, un film au formalisme sidérant et au cadre passionnant mais qui a néanmoins quelques difficultés à agencer un axe fort à son récit, enchaînant les visions psychédéliques avec une certaine gratuité et un manque de crescendo dramatique. A l’échelle de ce petit film de genre, ce n’était pas si dommageable, et l’enthousiasme ressenti par une esthétique singulière l’emportait amplement. Sur The Northman, cela coince un peu plus. Enfin débarrassé du contexte de huis-clos qui enserrait ces deux premiers films, faute de budget, le scénario d'Eggers s’aligne finalement assez mal avec un récit plus ample.

Trop focalisé sur son contexte et l’instauration d’un climat singulier, l’écriture perd rapidement de vue ses personnages ainsi que la cohérence de l’intrigue. La logique est en effet souvent malmenée dans le film. Ainsi, comment justifier l’intrusion pourtant évidente d’un Amleth de 120 kilos au sein d’une bande d’esclaves chétifs et affaiblis, sur le bâteau en direction de l'Islande ? Comment comprendre qu’un jeune noble de 11 ans parvienne jusqu'au terrain d’un sport ultra-violent, alors que ses parents se trouvaient juste à côté ? Et pourquoi, lors de l’exercice de ce même sport, l’adversaire barbu décide volontairement de fracasser l’enfant, alors même qu’il est clair qu’un acte aussi irréfléchi signe immédiatement son arrêt de mort ? Comment ne pas sourire devant les accusations de l’arrogant Thorir qui accuse deux pauvres catholiques malingres d’avoir démembrés plus de cinq soldats, alors que se dresse, juste à côté d’eux, la montagne Skarsgard, jamais soupçonné de rien ? Et comment ne pas franchement exploser de rire quand Amleth dit à Olga qu’il part se cacher dans la montagne alors que, le lendemain, on le retrouve en train de hurler dans une plaine sans relief à environ deux cents mètres du camp de Fiornir ? Ces nombreuses absurdités qui jalonnent le récit sont déjà dommageables en soi, mais celles-ci touchent également la logique interne des personnages. Les réactions d’Amleth semblent souvent absurdes, comme ce moment où il aide soudainement le personnage d’Anya Taylor Joy au cours d’une tempête alors qu’on le voyait, cinq minutes auparavant, massacrer un village entier sans la moindre émotion. Qu’est-ce qui justifie ce soudain élan d’altruisme ? Ils ont à peine échangé cinq mots.

De façon générale, les personnages brillent par leur aspect unidimensionnel, archétypal, jamais pensés en termes d’affect mais seulement d’un point de vue fonctionnel. Ainsi, la romance, pourtant au centre du scénario car potentiellement le seul aspect qui permet à Amleth de se détourner du chemin de la vengeance, ne semble jamais véritablement incarné, Eggers préférant catapulter la relation en quelques vagues scènes oniriques plutôt que véritablement prendre la peine de l’écrire. Il en découle un film qui sonne au mieux désincarné, au pire franchement stupide. Bien sûr, le caractère programmatique du scénario est assumé par le cinéaste et l’objectif est ici de revenir à l’essence même du concept de quête vengeresse, ce qui suppose une certaine linéarité. C’est louable mais difficile de tout de même ne pas y voir une certaine paresse une fois le résultat devant les yeux. Évidemment, l’écriture de scénario n’est pas une science exacte et chacun aura sa petite idée de ce qui constitue la moelle épinière d’une bonne histoire. Cependant, un élément récurrent me semble difficile à élaguer ; l’évolution interne des personnages.

Chaque film présente en effet un personnage qui, à force d’épreuves externes, va évoluer par pallier, jusqu’à finalement clôturer le film en étant un peu différent de la personne qu’il était au début. La qualité des ingrédients qui composent cette évolution font souvent tout le sel d’un bon scénario et de beaux personnages ; comment la mentalité du protagoniste évolue-t-elle, quelles sont les épreuves qui le forgent, quels sont ses conflits....Il n’est pas question ici de film d’auteur psychologique ou d’oeuvres intellectuelles évidemment, je parle simplement de ce petit plaisir de voir finalement Alan Grant, paisible avec deux enfants, lui qui les détestait au début ou bien de la soif de rébellion progressive de Sean Connery dans The Hill. Dans The Northman, de par cette volonté de revenir à une forme essentielle de quête, Eggers abandonne tout cet aspect pourtant incontournable de tout bon récit d’aventure. Le personnage est une bête sauvage depuis des années qui participe à de violents rapts de village, existe-t-il une péripétie qui va lui faire remettre en question sa nature de bête ? Hélas non, il s’agit d’une prêtresse qui va artificiellement lui rappeler qui il est réellement et ce qu’il doit faire. Dommage, car si Amleth avait trouvé seul, cela aurait pu nous rapprocher de lui et de sa psychologie.

Malheureusement, le parcours du personnage sera jalonné de figures mystiques qui ordonneront au protagoniste d’aller à un point A, puis B, etc. Et, encore une fois, je conçois que ce soit un désir d’Eggers, je pense simplement que cette démarche n’excuse pas la facilité d’écriture ni le manque d’attachement au récit qu’elle entraîne. Le film va même donner les clés de toute l’intrigue dès sa moitié, Amleth ayant tous les outils pour triompher bien avant la conclusion de l’histoire. En résulte un récit forcément très pauvre en terme d’enjeux, sans surprise et sans tension. On se retrouve donc comme Amleth, à attendre que la destinée décide que ce soit le moment d’en finir, tout en suivant un protagoniste constamment pourvu d’un très net ascendant sur ses ennemis, ce qui réduit quand même beaucoup l’implication dans le film.

Cette approche très épurée de l’intrigue est un premier pas qui éloigne The Northman des rives d’un divertissement plus classique. Mais ce n’est pas tout ; Eggers ne sacrifie jamais son style au service d’une œuvre plus accueillante. Tous les aspects psychédéliques, contemplatifs ou mystiques déjà présents dans ses deux premiers films reviennent ici à la charge, peut-être encore amplifiés par la durée du long-métrage et le budget à disposition. Et si on écoute le réalisateur, son film a été simplifié par la production, qui trouvait le film lors des projections-tests “incompréhensible pour quiconque n’ayant pas un master en histoire vikings” et qui a donc décidé de modifier le montage final (mais pas tant que cela selon le cinéaste). Robert Eggers n’a donc pas eu le final cut mais à bien y réfléchir il n’est pas certain que ce soit une si mauvaise chose.

The Northman regorge en effet de scènes de cérémonie - certainement très documentées et parfois assez impressionnantes - mais celles-ci ralentissent régulièrement le rythme et portent en elles un intérêt scénaristique plutôt relatif. Car Eggers donne souvent la sensation de s’égarer, trop passionné par son sujet mais pas assez par son histoire. La durée de 2H17 n’est ainsi jamais justifiée et toute ce récit aurait clairement gagné en impact si il avait été resserré en moins de deux heures. A l’arrivée, un film un peu boursouflé, parfois convaincant - on y reviendra plus bas - mais finalement peu équilibré, clairement conçu par un bon faiseur d’images mais certainement pas par quelqu’un qui pense à son public. A bien des égards, The Northman se traduit souvent par une incapacité à concevoir le divertissement populaire. Il reste perpétuellement dans cet entre-deux bancal où de longues scènes psychédéliques coexistent avec quelques rares fulgurances d’action qui dévoilent l’argent mis en jeu. Impossible qu’un tel truc fonctionne au box-office.

Si j’ai beaucoup parlé du scénario jusqu’ici, il est maintenant temps d’aborder plus la forme. Car peut-être qu’un film mal écrit peut effectivement être rattrapé par des images passionnantes ? C’est partiellement ce qu’il se passe ici mais je nuance largement l’idée selon laquelle le film serait splendide du début à la fin. En effet, tout ne fait pas mouche dans The Northman - et c’est peut-être la plus grande désillusion pour Eggers. Ainsi, le film s’ouvre sur un plan en CGI avec des bâteaux mal finalisés et qui sonnent plutôt artificiels. De même, le long-métrage est nappé dans une photographie plutôt laide, car trop terne et uniforme, assez désagréable sur 2H20. On notera également quelques visions plutôt intéressantes “dans l’idée” mais qui, une fois à l'écran, sonnent d’un goût douteux - l’arbre des générations, entre autres.

Pourtant, Eggers est loin d’être un manche et il nous le rappelle à plusieurs moments. Dans ses plus beaux instants, le meilleur du cinéma indépendant et du blockbuster bourrin semble finalement fusionner . Par exemple, l’affrontement dans la grotte face à un squelette géant est un vrai bon moment. Derrière la promesse un peu B de l’affrontement, on y retrouve une chorégraphie soignée et des choix de mise en scènes pertinents, avec cette idée simple mais efficace de se placer du point de vue du squelette jusqu’à basculer derrière Amleth une fois qu’il reprend l’avantage. L’influence du cinéma indépendant est également là, à travers cette photographie très surréaliste, cette atmosphère sonore outrée qui donne une folle identité au monstre et surtout ce dernier travelling horizontal qui fait évoluer la scène vers quelque chose de plus fantomatique.

Bref, toujours est-il qu’il y a d'autres beaux moments dans ce Northman ; on pourrait reparler de la fluidité du plan-séquence de l’assaut du village, de ce détour du côté du film psychédélique avec la scène de la drogue ou tout simplement de cette façon très caractéristique qu’a Eggers de filmer les visages, faisant ressortir tout l’aspect grotesque des interprétations. A ce titre, l’investissement d’Alexander Skarsgard est également à souligner et son regard électrique n’est parfois pas loin de réussir à insuffler l’âme que le scénario échoue à apporter. Je note aussi les prestations d’Ethan Hawke, de Nicole Kidman et de Claes Bang, chacun très à leur place dans l’univers barbare et grotesque concocté par Eggers. On passera en revanche sur la partition d’Anya Taylor Joy et Willem Dafoe, sans doute un peu trop à l’aise dans des rôles qu’ils connaissent bien (la belle et le fou, pour caricaturer)/ Il faut également saluer la musique qui, pour le coup, fait un sans-faute du début à la fin et nous plonge complètement dans cet univers Vikings.

Bref, de belles choses, incontestablement de celles qu’on aimerait voir plus souvent dans des films à gros budget. Pourtant, toutes les grandes scènes du long-métrage me paraissent diminuées par rapport à leur potentiel, limitées par une narration qui ne les met pas en valeur. C’est le risque d’avoir un scénario aussi faible ; on aurait aimé voir ces morceaux de bravoure rejoindre un certain climax narratif, ce qui n’est jamais le cas. Un peu à l’image de cette scène d’assaut du village finalement ; sans contexte, sans enjeux, sans personnage, sans obstacle narratif, juste pour le plaisir du beau mouvement et du sang frais. Dans le contexte mortifère du blockbuster, je suppose que c’est déjà pas si mal.

Newt_
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le 26 déc. 2022

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