Théorème : une parabole mystique de la quête existentielle dans l’œuvre de Pasolini

Pier Paolo Pasolini est un cinéaste, poète, théoricien et essayiste dont l'œuvre oscille constamment entre une réalité crue, parfois sordide, et une sublimation poétique qui en transcende les aspects les plus tangibles. L'un des films majeurs de cette dualité esthétique et philosophique est Théorème (1968), qui s'inscrit dans le cadre d'une réflexion profonde sur la condition humaine et spirituelle. Dans cette œuvre, Pasolini semble interroger, de manière ambiguë et métaphorique, les rapports entre désir, foi et quête de transcendance.

Le film s’ouvre sur une séquence en noir et blanc où des journalistes interrogent des ouvriers sur le transfert d’une usine, en quête de réponses à propos de la manœuvre possible de l’industrialiste pour apaiser les tensions sociales. Cette introduction socle le film dans un contexte socio-politique avant de disparaître progressivement au profit de l’intrigue principale, marquée par un flash-forward. Ce dernier acte de mise en scène témoigne de l’astuce narrative de Pasolini qui, dès le début, introduit une rupture entre la réalité immédiate et la distorsion que créera l’élément central du récit.

L'intrigue s’articule autour de l’arrivée d’un homme mystérieux, un éphèbe, dans une famille bourgeoise. Sa beauté et son charisme agissent comme un catalyseur de désirs refoulés, amenant chaque membre de la famille à une confrontation radicale avec leurs propres limites existentielles. Cette figure christique, interprétée par Terence Stamp, devient un instrument de révélation spirituelle et sensuelle, en suscitant une quête de sens qui se traduit par des actions démesurées et déstabilisantes. L'éphèbe semble en effet porteur d’une vérité absolue, délivrant, par l’entremise de l’acte sexuel, une illumination qui bouleversera irréversiblement les individus qu’il rencontre.

Dans ce contexte, Théorème se lit comme une parabole religieuse, au sens où elle met en scène une révélation mystique qui débouche sur des transformations radicales. Les membres de la famille se lancent dans des quêtes individuelles : la servante se retire dans une ferme et, après une expérience mystique où elle lévite, finit par se donner la mort en s’enterrant vivante ; le père abandonne son entreprise et erre nu dans le désert, dans une quête de purification qui rappelle celle du Christ durant ses quarante jours d’isolement ; la mère devient une érotomane insatiable, tandis que le fils se tourne vers l'art abstrait dans une tentative de transgression esthétique. Ces métamorphoses trouvent leur logique dans une vision de l’existence marquée par un désir de dépassement, où chaque individu cherche à transcender le vide de sa propre vie.

Pasolini, fidèle à ses préoccupations religieuses, tisse son récit autour de références bibliques et de symboles de la passion chrétienne. La servante, en particulier, s’apparente à une figure christique, sa lévitation évoquant des phénomènes surnaturels associés à la sainteté, tandis que l’errance du père dans le désert est accompagnée du Requiem de Mozart, qui rappelle la souffrance du Christ. Ces éléments viennent articuler une réflexion sur le sacré et le profane, sur la sublimation du corps et de l’esprit à travers des actes de transgression.

À travers Théorème, Pasolini explore une vision du monde où la réalité est irréductiblement marquée par l’absence et la quête d’une complétude impossible. Les personnages, vivant dans un univers de confort bourgeois, se confrontent à un manque profond, et cherchent à le transcender par des actes qui oscillent entre l’absolu spirituel et la déchéance physique. Ce film, comme beaucoup d’œuvres de Pasolini, peut être vu comme un cri d’alarme face à une société de consommation qui dévore les individus, tout en invitant à une recherche constante de transcendance, fût-elle éphémère et tragique.

La fin du film, et la mort tragique de Pasolini elle-même, qui trouve une certaine résonance avec le destin de ses personnages, s’inscrit dans cette dynamique de sacrifice et de martyr, qui caractérise tant son cinéma que sa vision du monde. Théorème, en somme, devient une réflexion complexe et poétique sur l'illusion du monde bourgeois et la quête d'une vérité insaisissable, emportant avec lui son spectateur dans une méditation philosophique et spirituelle d’une grande force.