Les arcanes du blockbuster, chapitre 28

Salle de crise. Longue table rectangle, pc portables, téléphones fixes. Au mur, des horloges indiquant l’heure de Los Angeles, Pékin, Dubaï, Mumbai, Londres et Jouy-en-Josas. Au centre de la table, une corbeille contenant de l’aspirine, du gel hydro alcoolique, des cannettes de redbull et du lubrifiant.

Bon, je résume la situation. Bay est parti tourné pendant un an, et personne n’a eu la présence de vérifier s’il avait un scénario avant.
- Résultat des courses, on se retrouve avec 18 heures de rushes. Vous les avez visionnées. Dick, tu avais la charge de nous démêler tout ça.
- J’ai fait comme j’ai pu. La seule solution viable a été de mettre ça dans l’ordre chronologique. Y’a des chevaliers de la table ronde, des nazis, un monde post-apocalyptique et des exo planètes.
- Et ?
- Des explosions pyrotechniques et des voitures qui vont vite. Voilà.
- Mais, je veux dire, on peut déterminer qui est méchant ?
- On a pas encore compris. Y’a des robots qui se fracassent entre eux, des hommes qui tirent sur des robots, des hommes qui courent en fuyant des robots, des drones et des colonnes de Hummer, des militaires et des civils, mais personne est capable de faire un bout à bout.
- Et MetaWrite ?
- Le problème, c’est que c’est un logiciel d’idée qui part de rien. Là, y’a déjà une matière. On s’est donc dit qu’on allait filer tout ça à la machine, mais il y a eu un problème.
- Effectivement. En juin dernier, les bobines arrivent au studio, et tombent entre les mains d’un stagiaire, Juanito el Capitan.
- Putain chef, il s’appelait vraiment comme ça ?
- On pense que c’était un alias, ça aurait d’ailleurs dû nous mettre la puce à l’oreille selon certains, mais surtout, ta gueule. Vas-y, Brian, prends le relais.
- Bon, pour la faire courte : Juanito est un infiltré des EMW, les Eco Movie Warriors , un groupe alter mondialiste dont la préoccupation est de saboter les grandes productions des studios. Il écrit le liant en le faisant passer pour un résultat de MetaWrite.
- Et là mes salauds, c’est du lourd.
- En gros, tout ce qui est dialogue et tentative d’intrigue, c’est une belle grosse tentative de suicide commercial.
- Vous avez des robots qui dansent à Cuba, et John Turturro n’a toujours pas compris son rôle.
- Il s’en sort mieux qu’Anthony Hopkins qu’on a tout de même forcé à faire un fuck lors d’une course poursuite dans Londres…
- Le Juanito est très fort, je lui concède ça : en gros, il a pris tout ce que fait Bay de plus abject, et l’a multiplié par dix. La gonzesse se divise entre une lolita huilée au gasoil et une chercheuse d’Harvard déguisée en stripteaseuse.
- … et pour bien montrer à quel point il il se fout de notre gueule, il le fait remarquer par Wahlberg.
- On a aussi un C3PO qui fait des vannes et joue une carte méta que même Deadpool a pas osé pousser si loin, genre je fais de la musique derrière les explications pour ruiner le moment.
- Une déesse méta, mix entre un poulpe et la schtroumpfette, qui se relie à la planète avec des éclairs.
- Ah ouais, y’a aussi des noms de robots badass qui s’affichent à l’écran comme dans les films de Tarantino.
- Même Merlin est bourré et fait des vannes.
- …Et donc, Bay a fait les reshoot sans broncher.
- Il a même rajouté 57 minutes de contre-jour, de poussière et de lens flare.
- C’est pratiquement dadaiste, c’est presque émouvant : on sent la machine arrivée à saturation qui s’auto-vomit, d’une certaine façon.
- Putain, c’est qui ce con ?
- C’est Eric, le chargé de com’ avec l’Europe. Il peut nous être utile.
- Oué, en fermant sa gueule. Votre listing, je veux bien, mais on fait quoi ?
- On a là Kane. Son boulot, c’est nettoyeur. Il te retape tout ce qui lui passe sous la main : les façades, les bagnoles, un mobilier défraîchi, les quinquagénaires fripées.
- Les cocos, j’ai juste envie de dire no panic, ok ? On va vous blusher tout ça. L’essentiel, c’est de relier les morceaux pour que l’ensemble puisse tenir. Pour ça, on a déjà la musique. Vous en foutez partout, et vous me mettez le volume des basses dans le rouge. Rien que pour tester les cojones de son home cinéma, le consommateur les aura qui vibrent.
- Mais pour le texte ?
- On garde, ma caille, t’inquiète. Qui en a quelque chose à foutre anyway ? Faut changer de perspective : considérez qu’on a une bande annonce de 2h30 devant les yeux. Le plaisir est toujours là : ça pète, ça bouge, ça varie.
- Et ça va passer ?
- Mais évidemment ! Le tout, c’est de faire illusion : des plans qui ne durent jamais plus de deux secondes, des mouvements de caméra continus, des vues aériennes à 360°, des cuivres et des violons, des cheveux longs et je t’enfile la planète.
- On pourrait même mettre du ralenti, tant qu’on est dans la provoc.
- Mais CARREMENT.
- Et rajoutez sur l’affiche « filmé avec des caméras IMAX 3D ». Les gens comprendront.
- Ah putain, le végan bouffeur de tofu va bien prendre ça dans sa yourte.
- Vas-y, et tu mets aussi des drapeaux américains avec des phrases comme It’s coming, This is the begining, It’s the end.
- Si je peux me permettre ?
- Oui, Eric, vas-y.
- Les gens n’y verront que du feu. Je vous rappelle qu’on parle du public de Transformers. C’est devenu une légende, cette franchise. Même la critique peut pas s’empêcher de revoir chaque nouvel opus. C’est plus fort qu’eux.
- La force d’attraction d’un étron de la taille d’une planète.
- Putain, chapeau les gars. On va cartonner.

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