On pourrait le penser désuet, juste bon à être cité dans les manuels d’histoire, et pourtant le néo-réalisme n’a jamais perdu de son pouvoir évocateur. Si le mouvement fut bref, condensé sur quelques années et finalement très peu de films, il offrit aux cinéastes la possibilité d’échapper au formatage du cinéma classique, à son cahier des charges commercial et à sa moral bon marché, pour traduire avec force la réalité italienne de l’après-guerre, pour véhiculer une certaine idée de la liberté au cinéma. Une idée puissante, à jamais inoxydable, que Vittorio De Sica et Cesare Zavattini ont su joliment cultiver, comme ils le prouvent avec le fameux Umberto D. : liberté de ton et liberté stylistique permettent l’élaboration d’un constat réaliste interpellant, reflétant une réalité tout en respectant sa dimension ontologique. Ce que Thoret résume fort bien : avec Umberto D., il s’agit de « passer du scandale de la politique publique à un homme parmi d’autres, d’un collectif inexistant à la description d’une situation particulière qui aura, elle, une portée universelle ».


C'est en ce sens, d’ailleurs, que le passage avec la bonne est absolument remarquable ! Alors que l’on suit attentivement les péripéties d’Umberto, la caméra semble soudainement se prendre d’intérêt pour un personnage secondaire, la bonne Maria, celle qui de tout temps se retrouve condamnée au silence et à l’invisibilité. L'espace d’un instant (filmique), ainsi, Umberto D. devient son film, reproduisant, sans ellipse ou artifice, son réel dans une durée annonciatrice de sincérité, retranscrivant ses gestes simples et ordinaires qui racontent une histoire pour le moins essentielle, celle des plus humbles de ce monde : un passage qui fait écho à ce qui se joue hors des murs de la pension, faisant de la jeune femme le symbole de l’aliénation des pauvres par les plus riches. S'appuyant sur une mise en scène subtile, De Sica donne ainsi toute son importance symbolique à la pantomime humaine et à sa douleur discrète, comme lorsqu’il suscite l’émoi en filmant seulement une main posée sur un ventre : « c’est comme si naissait toute la misère du monde », dira fort justement Gilles Deleuze. Avec peu, De Sica évoque beaucoup,


Autre passage caractéristique de sa démarche, celui du chenil : un passage a priori anodin, dénué d’enjeux narratifs, mais qui permet d’illustrer avec force l’état de déshumanisation de la société italienne. Alors qu’il se rend à la fourrière pour récupérer son chien, Umberto constate que le traitement réservé aux chiens errants n’est guère différent de celui réservé aux Hommes par une société dite moderne et civilisée : ici, on gaze les chiens errants comme on broie les pauvres. La métaphore est implacable, et elle rappelle que les leçons d’histoire ne sont toujours pas retenues : l’Italie traine toujours des réflexes hérités du régime fasciste, les espoirs suscités par la fin de la guerre sont déçus. Des espoirs qui étaient ceux de la classe prolétarienne, notamment, et qui s’avèrent désormais illusoires : le monde que décrit Umberto D. est celui de l’individualisme forcené, celui d’une société où l’on ne se soucie guère du vivre ensemble.


Un discours que le film a le mérite d’élaborer avec subtilité, utilisant, comme le fit Chaplin en son temps, l’éloquence du visuel pour arriver à ses fins. On pense à la fameuse séquence de la mendicité avortée, où l’homme retire sa main au dernier moment pour donner le change... car il faut donner le change pour rester digne ici-bas. On pense surtout à la séquence introductive, magnifiquement suggestive, qui montre à quel point les élans collectifs sont impuissants face à une société qui se moque des plus démunis : les retraités défilent devant un ministère indifférent à leur sort, avant que la police ne disperse la foule sans prendre la peine de descendre de voiture. En plaçant sa caméra en hauteur, De Sica enregistre le mépris à l’égard des plus faibles et en tire un visuel d’une redoutable efficacité : ce sont des corps usés qui n’intéressent plus personne (les passants et le bus fendent la foule dans la plus grande indifférence), ce sont entités non productives que l’on ne veut plus voir (ils sont repoussés vers la sortie comme du bétail vers les enclos). Mais le cinéaste va plus loin en appliquant cette déshumanisation à un être isolé, Umberto, le principal protagoniste à qui on a déjà volé le patronyme, que la caméra stigmatise comme pour hiérarchiser les démunis (les autres manifestants, d’ailleurs, ne le considèrent pas comme leur égal) : l’individualisme est total, il a perfusé toutes les couches sociales, mêmes les plus populaires. L'intérêt individuel a phagocyté toute idée de collectif.


Pour étayer son constat, De Sica nous renvoie subtilement au Voleur de bicyclette, comme pour nous dire : si les années ont passé, rien ne s’est vraiment arrangé, bien au contraire. Ainsi, si en 1948 le cinéma pouvait encore symboliser l’espoir et le rêve pour les plus pauvres (pour s’extraire de la pauvreté, Antonio colle des affiches de films), ce n’est plus le cas aujourd’hui : le cinéma n’est plus qu’un lieu fermé et désaffecté, le temps du rêve est passé pour Umberto et les siens. De la même façon, la perspective d’une issue de secours, symbolisée par le tunnel dans Le voleur de bicyclette, n’existe plus désormais : Umberto semble condamné à arpenter les mêmes couloirs, à errer dans les mêmes lieux, sans pouvoir s’extraire de ce système avilissant. Il fut fonctionnaire, un simple rouage du système, il n’est plus qu’une pièce hors d’usage.


Avec Umberto D., De Sica et Zavattini dépassent le simple cadre du film dramatique pour tendre vers ce qui serait une fable sur le délaissement, se parant de l’universalité propre aux grandes tragédies : s’il interpelle autant, c’est parce que son constat d’échec social fait douloureusement écho au nôtre ; s’il bouleverse autant, c’est parce que les abîmes de solitude que l’on y croise sont également un peu les nôtres...

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le 26 févr. 2022

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Procol Harum

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