Tout ce qui touche à la Grande Guerre me glace particulièrement, peut-être est-ce du au fait que je suis né sur ces terres meurtries où subsistent encore des traces de tranchées, des collines dessinées par des cratères d'obus, des villages dont il ne reste que quelques pierres et dont on a laissé le tracé des rues. Tout un imaginaire morbide, caché désormais, qu'on devine sans vraiment mesurer. Mon enfance a été parsemée, malgré moi, indirectement ou directement, de ses pèlerinages singuliers sur les lieux martyrs, entre les ossuaires et les carcasses de canons.

Peut-être est-ce aussi du au fait que de toutes les guerres, absurdes par essence, celle-ci le fut encore plus. Pour de vagues raisons nationalistes, par un engrenage inextricable d'alliances, des millions d'hommes et de femmes se sont retrouvés embourbés dans une des plus vastes boucheries de l'histoire.

Et je trouve que le film de Jeunet parvient parfaitement à montrer la guerre totale que fut la Première guerre mondiale, pas seulement une histoire de deux armées sur un front, mais une histoire mondiale, totalisante, où toute la société en payait le prix, où l'Europe entière battait campagne sous le rythme du canon. Evidemment la force du film provient de son matériel d'origine, le roman éponyme de Sébastien Japrisot, un bijou, finement ciselé, entre romance, drame et policier, que j'avais étudié au collège et qui m'avait impressionné, bouleversé même, à une époque, l'adolescence, où l'on est si aisément impressionnable.

Et pour cause l'histoire est terrible : un groupe de 5 soldats va se faire fusiller parce qu'ils ont osé se mutiler la main pour échapper au front. Peu de films en ont parlé, pendant des décennies les mutilés volontaires furent tabou dans notre pays. Le premier grand film a l'évoquer frontalement fut Les Sentiers de la Gloire, censuré des années durant en France, dire à quel point le sujet a toujours été délicat. Si aujourd'hui les plaies semblent être refermées et le sujet largement étudié, même en classe, aborder la Grande Guerre, ne serait-ce que l'expliquer, à des enfants par exemple, est un vrai défi tant le conflit est incompréhensible. Autant il est aisé d'identifier le "mal" de la Seconde guerre mondiale, autant pour la première, les camps du bien et du mal n'existent pas, vainqueurs et vaincus étant les responsables conjoints de la destruction du monde. Et cela, c'est dur de le dire dans un monde manichéen comme le nôtre, à une époque où les fiertés nationalistes ressurgissent.

Sur ces 5 condamnés à mort, un mystère demeure. Mathilde (Audrey Tautou), la fiancée de l'un d'entre eux, Manech (Gaspard Uliel) est persuadée qu'il est vivant. Elle va mener sa petite enquête, pénétrer dans l'histoire de la tranchée où ils ont été vus pour la dernière fois, comprendre l'intimité des destins, des hommes et des femmes autour d'eux au cours d'une enquête policière assez bien reconstituée. L'occasion est parfaite pour le cinéma de Jeunet qui aime dessiner les pourtours de ses personnages à l'aide de minuscules détails et indices, insignifiants, grotesques parfois et pleins de singularités. Il s'entoure d'un casting prodigieux qui offre des "gueules" mémorables (Clovis Cornillac, Didier Pinon, Jodie Foster, André Dussolier, Denis Lavant, Jean-Pierre Darroussin, Julie Depardieu, Jean-Paul Rouve, Michel Vuillermoz, Albert Dupontel, j'en passe, excusez du peu), des personnages forts, dont il puise la sève dans le livre.

Jeunet ici est bien plus sombre qu'il ne fut dans Amélie Poulain. Certes il fait rire parfois, avec des situations loufoques, des personnages hauts en couleurs, exubérants mais les minuscules détails qui forment ses personnages servent à reconstituer une enquête où l'héroïne court après des morts. Le film est presque cynique, faussement mièvre. Les filtres jaunis, après le vert dans Amélie Poulain, servent ici à souligner la poussière, l'ambiance crépusculaire du film. Les rares scènes d'onirisme ne sont en fait que des souvenirs que le jaune teinte de mélancolie. Le reste ne montre que les tranchées, des larmes, des témoignages. "Mathilde est de nature optimiste, si elle ne trouve pas le fil qui lui ramènera Manech, ce n'est pas grave, elle pourra toujours se pendre avec", nous rappelle la narratrice, désabusée (Marion Cotillard).

Les destinées des personnages qui ne cessent de se croiser, dessinent peu à peu l'horreur de la grande guerre, jusqu'à un final à la fois heureux et triste. Mathilde retrouve Manech, vivant mais qui ne souvient plus d'elle. Doux amer. Tout le film fonctionne sur cette ambivalence.

L'écriture et le scénario sont le gros point fort du long métrage, car le roman est excellent. Mais on pourra reprocher au film d'être trop bavard, un peu fourre-tout, se perdant dans d'insignifiants détails comme s'il cherchait pudiquement à masquer l'horreur de la guerre. Il est moins subtil sur les conséquences de la Grande Guerre que La Chambre des Officiers qui bouleverse infiniment plus plus car beaucoup plus intimiste. Et pour cause, La Chambre des Officiers se contente d'un destin parmi d'autres là où le film de Jeunet projette un panorama du conflit, non sans vouloir parfois trop en dire. Mais, par les petites touches, et le style propre à Jeunet, une mise en scène dynamique, un casting fabuleux et une musique mémorable (Badalamenti), le film parvient à distiller sa critique assez fine du conflit, et à émouvoir autour du drame qu'il dessine : l'histoire d'amour brisée de deux jeunes gens comme il y 'en a eu tant d'autres (voir Mémoires de Jeunesse du côté britannique) par l'absurdité des armes.

Tom_Ab

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