Redire les immenses et indéniables qualités formelles du film me parait tellement vain et tellement redondant vue l'abondance d'éloges allant dans ce sens que reçoit à juste titre le dernier film de Paul Thomas Anderson, que je ne développerai pas davantage ma critique là dessus. Je suis en tous points d'accord sur ces aspects relevant purement de la technicité impeccable dont fait preuve une fois de plus ce cinéaste. Il est un maître de la réalisation et le prouve une fois de plus avec qui plus est cette insolence qui peut laisser croire que c'est facile.

Quand d'autres impriment sur la pellicule toute la sueur versée pour créer de belles images, de splendides séquences et une mise en scène signifiante à chaque instant, P.-T. A. donne l'illusion de quelque chose qui découle naturellement, qui n'a pas besoin de sortir les artifices ou les outils les plus impressionnants pour accoucher de pièces d'orfèvrerie. Une séquence parmi bien d'autres l'illustre parfaitement, celle d'une poursuite en voitures, exercice vu et revu et qui pourtant est ici inédite dans son traitement, dont la technique pure n'a rien de compliquée mais dont l'effet sur le spectateur est vertigineux.


Avec "Une bataille après l'autre" P.- T. A. dévoile une part de sa personnalité qui jusque là, me semble t'il, il avait sinon totalement occultée, jamais mise autant en avant, son libertarisme quasiment punk anarchiste, un "no future" sonnant autant comme un défi qu'un amer constat. Je m'explique. Si on pouvait dans ses précédents films y trouver des allusions aux idées de la domination d'un groupe social sur un autre, des critiques de la famille traditionnel ou de la virilité toxique, il le faisait systématiquement dans des époques révolues. Relier ainsi ces questions à des passés fantasmés ou avérés permettait inévitablement de laisser au présent une possibilité d'être perçu comme libéré de ces freins sociologiques tous réduits à des idées passéistes dont on n'aurait plus à se soucier.

Là, P.- T. A. nous crie au visage que non seulement il n'en est rien, que nous n'avons rien appris des leçons du passé, mais que nous en portons les responsabilités. Notre époque est ce qu'elle est de notre fait. Il est bien sûr tentant et même aisé de voir un pamphlet adressé à l'Amérique trumpiste, mais tout le film nous démontre derrière un spectacle foncièrement divertissant, spectaculaire, hollywoodien au sens grandiose, que Trump ou n'importe quel autre dirigeant autoritaire en exercice, sont la somme de décennies d'invisibilisation des tares fondamentales des sociétés occidentales contemporaines.


La description et l'action militante de ce groupe de terroristes opposés aux politiques migratoires inhumaines a de quoi séduire sur le papier, les motivations sont belles, justifiées, on aime ce genre de rébellions, mais parce qu'elle est clandestine, cette lutte et par corollaire toutes les autres est handicapée. Parce que facilement mise en opposition par les pouvoirs avec la raison, quelle qu'elle soit, d'état, économique, morale mais aussi parce que vectrice de dissensions au sein même de ces mouvements radicaux, entre la pureté militante et les intérêts individuels qui toujours, quoi qu'on en dise, finissent par prendre le pas sur l'intérêt commun, ces actions démonstratives n'en deviennent que démonstrations d'impuissance face aux murs qu'on voudrait abattre. Pire elles font le lit des accusations portées par les intérêts de ceux qui n'ont pas intérêt aux changements systémiques. Ces renégats de sympathiques, bien que naïfs, en deviennent les ennemis de l'intérieur. Si leurs idéaux étaient aussi purs et altruistes, ce ne serait pas dans la lutte clandestine qu'ils s'exprimeraient.


Paul Thomas Anderson, oui, fait un constat désabusé de l'époque mais il accompagne ce constat d'à mon avis quelque chose de bien plus désespérant et pessimiste qui est de dire que finalement la gauche - nuançons un minimum, la gauche selon l'Amérique c'est à dire à peine plus à droite sur l'échiquier politique français que ne l'est le PS aujourd'hui, on est plus proche du centrisme que de Mao - a failli en tout, à faire la lumière sur ses luttes, à convaincre y compris les concernés du bien fondé de ses idées, à s'attirer la sympathie de l'opinion publique et quand elle a eu les rares occasions d'être aux manettes des décisions ses valses hésitations vis à vis de son obédience aux marchés ou son émancipation du capitalisme a fini par agacer, ce qui s'est traduit par la montée des populismes les plus inquiétants. Trump est arrivé au pouvoir grâce à l'incurie de la gauche.

Le groupe militant est d'ailleurs dépeint comme très amateur, avec des processus internes dont le ridicule offre quelques unes des scènes les plus comiques de l'année - Quelle heure est-il ? Ceux qui ont vu le film comprendront à quoi je fais allusion - mais qui également témoignent des limites inhérentes à ces modes d'action. En opposant ainsi d'un côté la dissension et la désorganisation presque adolescente et de l'autre l'organisation militaire, millimétrée, implacable, soutenue par l'appareil exécutif, PTA consent à reconnaitre la victoire du camp adverse, ne laissant que deux option adhérer et se soumettre ou s'isoler encore davantage.


Il est dès lors très perturbant de se retrouver face à sans doute le film le plus accessible de son cinéaste, le plus emprunts de codes du cinéma populaire, liant action, aventures, divertissement populaire au sens noble du terme et en même temps être face au film le plus désespéré sur ces thèmes de sa filmographie. Tout comme Dennis Hopper dans "Easy Rider" en déclarant "we blew it, Joe" actait que la fin des illusions et des espoirs portés par le mouvement hippie, l'était du fait de ceux qui justement portaient ces espérances de plus de liberté, plus d'égalité, plus de progressisme. Paul Thomas Anderson fait la démonstration qu'une fois de plus les espoirs identiques portés par les générations nées après les règnes de Bush père et fils ont été sabordés par ceux là même qui les incarnaient. Les leçons du passé ont été oubliées, menant à la répétition des cycles, au bégaiement de l'histoire au retour de la pensée réactionnaire qui n'a même pas besoin de porter haut sa voix pour renaitre de ses cendres.


Il y a bien d'autres thèmes qu'aborde le film, les valeurs familiales, l'identification culturelle, la voix des femmes, l'opiniâtreté et la convergence des luttes, des questions sur la parentalité e cætera mais d'une part elles me paraissent naître de ce constat central, d'autre part je préfère laisser à chacun le soin de les appréhender comme le spectateur conscient qu'il est.


Un dernier point auquel je tiens, le casting. Leonardo DiCaprio propose ici sa plus grande et impressionnante partition de ces dernières années, où il multipliait selon moi les prestations gênantes entre caricatures pénibles "Killers of The Flower Moon" et les velléités trop appuyées à séduire l'académie des Oscar "The Revenant" deux très bons films mais où je le trouve trop démonstratif. Qu'il est plaisant de le retrouver mesuré, juste, crédible ! De retrouver l'acteur talentueux qui illumina le cinéma mondial de sa grâce surnaturelle ! Sean Penn est proprement terrifiant en antagoniste cruel usant de ses positions privilégiés pour parvenir à ses fins lui aussi rappelant l'immense comédien qu'il est et qu'on a tendance à oublier aux vues de ses récentes prestations. Benicio Del Toro campe un improbable sensei marxiste fabuleux et Chase Infiniti en adolescente point d'attention des deux parties en lice est admirable et est clairement la révélation de ce casting qui confirme les qualités de direction d'acteurs de Paul Thomas Anderson.


J'ai vraiment hésité à écrire quelque chose sur ce film déjà longuement commenté et analysé, n'étant pas persuadé d'y apporter un éclairage autre, mais quand on a la chance de voir un tel film, s'inscrivant dans la filmographie jusque là idéale d'un des plus grands réalisateurs en activité, pourquoi s'en priver ?

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