Paul Thomas Anderson nous absorbe pendant plus de 2h40, sans respiration, sans repli. Le film avance comme un rouleau d’énergie et d’émotion, comme une vague perpétuelle (et les vagues semblent être le fil conducteur du long métrage). Ce rythme, d’une intensité presqu'épuisante, trouve son carburant dans une bande-son omniprésente — parfois agaçante, souvent grisante. Cette musique, à la fois mécanique et organique, ne laisse aucun répit au spectateur, l’enfermant dans le flux visuel et sonore d’un monde qui s’emballe. Mais quel monde ! Anderson filme le mouvement comme peu savent le faire, et chaque plan semble respirer ou suffoquer, se déployer ou se renfermer pour mieux montrer ou engloutir la réalité.
Sous cette frénésie se cache pourtant un système glacial, profondément ancré dans notre époque. Une bataille après l’autre résonne comme un miroir de notre présent en train de se fissurer : un monde froid, technocratique, où les passions humaines se heurtent à la logique des systèmes. Anderson signe une "chanson de feu et de glace". Le feu, c’est Teyana Taylor — visage incandescent et érotique d’une révolution, présence magnétique dès la première minute. La glace, c’est Sean Penn, monumental, hiératique, d’une intensité contenue qui fige chaque scène. Entre ces deux pôles, le film trouve sa tension : une confrontation entre la brûlure du vivant et la froideur des structures qui finit par laisser sa place à un entre-deux plus mesuré. On y retrouve Di Caprio/Bob Ferguson qui a abandonné la lutte pour des centaines voir des milliers d'inconnus afin de se consacrer au bonheur de sa fille Willa/Chase Infinitia.
Et le premier moment hypnotique arrive avec la fuite de Bob et Willa. Anderson y déploie un sens du rythme et de la composition d’une maîtrise renversante. La caméra virevolte, s’élance, glisse entre les corps, les rues et les toits, d'une voiture à un escalier, d'une chambre à un couloir. Les skates, icônes d'une certaine liberté, deviennent métaphore du mouvement perpétuel, Benicio Del Toro - en senseï humaniste maître de la vague - incarne la sagesse au milieu du vacarme. Le plan-séquence central est une leçon de cinéma : il nous entraîne dans le vertige du réel sans que l’on quitte notre siège, happé, immobile, fasciné.
Mais au cœur du tumulte et du message sous-jacent, Anderson ancre tout dans une émotion simple, presque pudique : une relation père/fille. Touchante, drôle, désarmante. Ce duo d’êtres cabossés, portés par un DiCaprio délicieusement à côté de la plaque - drôle, maladroit, fragile - donne au film son humanité. Ce père dépassé, embrumé dans les paradis artificiels, miroir d’un monde en perte de repères, rappelle que la tendresse n’est jamais loin du désastre. Le rire naît de la maladresse, et c’est dans ces moments suspendus que le film respire.
Des respirations de courtes durées et c'est le souffle coupée qu'on assistera à la course poursuite finale d'une virtuosité absolue (où les vagues s'invitent de nouveaux). Morceau d’anthologie, elle est l’apogée de cette danse entre la caméra et le chaos, de ce ballet où l’adrénaline devient matière.
Paul Thomas Anderson ne m’a pas toujours séduit, mais il tient ici un grand film. Une bataille après l’autre est un geste total : technique, artistique, politique. Un pied de nez à un monde égoïste qui s’effondre sur lui-même, une ode à ces foyers morcelés qui continuent, malgré tout, de se battre - l’un pour l’autre. C’est grandiose, intelligent, drôle et profondément humain.
C’est faire tout ce qu'on peut, pour ceux que l’on aime, quand tout fout le camp.