J’ai toujours eu un faible pour les films de Paul Thomas Anderson. Ce sont souvent de très beaux objets de cinéma, portés par une vraie maîtrise technique. Même si sur le plan narratif, je reste un peu en dehors une fois sur deux. Je pense à The Master, Licorice Pizza, et surtout Inherent Vice, que j’ai regardé en me disant que j’aurais dû être défoncée pour apprécier. Cela dit, ce sont toujours des films qui valent le détour, parce qu’il y a une vision, un amour du cinéma, une intensité dans la direction d’acteurs.

Une bataille après l’autre commence fort. Avec une première demi-heure est à toute allure, presque cacophonique. On y suit les French 75, un groupe de révolutionnaires anarchistes un peu caricatural, dans lequel on distingue d’un côté Perfidia, incarnation presque symbolique de la colère révolutionnaire, sorte de muse grecque furieuse, et de l’autre Ghetto Pat, interprété par Leonardo DiCaprio, qui semble déjà paumé, embarqué dans une action qu’il ne maîtrise pas. Après le casse de trop, la chasse est ouverte et il fuit avec son bébé.

C’est là que commence le vrai cœur du film, 16 ans plus tard. Ghetto Pat, désormais appelé Bob, vit reclus avec sa fille Willa. Mais son passé le rattrape, avec l’arrivée d’un ancien ennemi, Steven Lockjaw. Le film prend alors la forme d’un thriller d’action aux accents politiques, où l’on suit les conséquences de ce passé révolutionnaire dans un présent qui ne s’est pas transformé comme espéré. Pat a-t-il seulement cru à la révolution ? Il voulait surtout appartenir à quelque chose. Et aujourd’hui, il veut protéger sa fille. Il y a quelque chose de très touchant dans ce personnage. C’est un ancien anarchiste parano et désillusionné mais pas totalement résigné. Il fait un peu penser au Michael Caine des Fils de l’homme. La scène où il engueule un ancien camarade du réseau parce qu’il ne se souvient plus des mots de passe est géniale. On voit bien qu’il n’est plus dans le jeu, qu’il n’a plus envie de jouer aux codes révolutionnaires. On peut facilement s’identifier à ce type à qui on enlève tout, qui perd pied, et qui essaie juste de sauver ce qui lui reste. Et c’est là que le film nous embarque. Nous, spectateurs non révolutionnaires, on comprend ce type. On a envie qu’il s’en sorte.

Ce qui m’a vraiment plu, c’est que le film parvient à mêler une action parfois très spectaculaire à des thématiques rarement explorées : que faire après la révolution ? Que deviennent ceux qui n’ont pas trahi, mais qui ne s’y retrouvent plus ? Il y a aussi tout un enjeu autour de la filiation, de la transmission, de ce qu’on hérite malgré nous. La relation entre Willa et Pat soulève plein de questions : est-on responsable des actes de ses parents ? Que fait-on d’un héritage politique qui ne nous appartient pas ? Le film parvient à mêler ça à une vraie intensité, notamment dans toute la séquence autour de la ville frontière, avec cette chasse ouverte aux migrants, l’arrivée de l’armée, l’utilisation d’une force publique pour des enjeux privés. Il y a là quelque chose de très fort, et malheureusement très actuel.

Cependant, le film est volontairement flou sur l’époque. On a des téléphones portables et des cabines à pièces, des vêtements rétro et des références modernes. Ce mélange est clairement voulu. Willa a 16 ans, on suppose que l’action est contemporaine, donc que les French 75 ont agi dans les années 2010 — et pourtant, tout dans le début du film suggère une autre époque. Ce flou donne au film une vraie singularité. Ça ne relève pas de la nostalgie gratuite, mais d’une sorte de désordre temporel très cohérent avec ce qu’il raconte : l’après-révolution n’a pas de date fixe. C’est une ambiance, une désorientation. Ce flou renforce également le décalage autour du personnage de Bob, l’éternel outsider, et lui confère une aura comique. C’est là aussi un contrepoint réussi dans le film

On pourrait reprocher à PTA de ne pas situer son propos politiquement de manière plus explicite. Pourtant, il me semble prendre clairement position dans ce qu’il montre : la violence de Steven Lockjaw, la traque des migrants, l’impunité de certaines élites. Il ne cite pas de noms, mais il dénonce. C’est bien plus subtil que dans Civil War d’Alex Garland, qui prétendait à une forme de neutralité mais ne s’assumait pas vraiment. Ici, on peut ne pas être d’accord avec le dosage, mais on ne peut pas dire qu’il n’y a rien. Le film semble d’ailleurs diviser profondément aux États-Unis. Certains le trouvent trop radical, d’autres pas assez. La fin, que je ne spoilerai pas, en dit long sur cette polarisation. Ce qu’un Français pourrait voir comme une fin mollassonne, certains Américains la jugent engagée. C’est toujours intéressant de voir à quel point la réception d’un film dépend de la culture qui le regarde.

Sur le plan formel, la mise en scène est précise, nerveuse. La scène de poursuite en voiture est d’une intensité rare, en jouant magistralement avec son décor et les angles de caméra. L’utilisation de la musique est stimulante, avec American Girl en clôture, à la fois ironique et poignant. Et côté casting, rien à redire. DiCaprio est formidable en mec largué, halluciné, presque comique. Sean Penn en militaire ultra raide est totalement caricatural, mais dans le bon sens. On sent qu’il s’amuse, et c’est communicatif.

Une bataille après l’autre parle de ce qui vient après. Après les idéaux, après les défaites. Il ne sombre pas dans le pathos ou le film d’auteur morne. Il assume un ton décalé, où l’humour « pied nickelé » côtoie l’action et le drame. Et en réussissant à nous capter, il rejoint les très grands Paul Thomas Anderson.

Créée

le 11 oct. 2025

Critique lue 4 fois

Alice Perron

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