Avec Une bataille après l’autre, Paul Thomas Anderson livre une œuvre d’une intensité rare, aussi dérangeante qu’hypnotique. Le film, à mi-chemin entre la fresque sociale et le cauchemar contemporain, s’impose comme une critique frontale d’un monde en déliquescence, où la violence n’est plus une conséquence, mais un langage à part entière. Derrière sa mise en scène volontairement excessive, se cache un constat glaçant : celui d’une société qui s’effondre en prétendant se réinventer.
Dès l’ouverture, le ton est donné. La séquence d’introduction, portée par la chanson Perfidia, installe un malaise poétique : les regards, les silences, les gestes en disent davantage que les dialogues. Teyana Taylor, impressionnante de justesse dans le rôle de Perfidia, habite son personnage avec une colère sourde et une vulnérabilité bouleversante. Bien que présente à l’écran sur une courte durée, elle laisse une empreinte indélébile. Perfidia devient l’incarnation d’une rage universelle — celle des oubliés, des opprimés, de ceux que le monde refuse d’écouter.
L’écriture du film, dense et symbolique, repose sur un ensemble de personnages que tout oppose mais que la douleur réunit. Bob (interprété par Leonardo DiCaprio) et sa fille Willa forment un duo bancal et profondément humain. Leurs blessures respectives, leurs maladresses et leurs efforts désespérés pour se comprendre traduisent avec justesse la fragilité des liens familiaux dans un monde fracturé. Leur relation, oscillant entre amour, addiction et espoir, reflète la tension permanente entre la survie et la dignité. Le film parvient ainsi à dénoncer la déshumanisation d’une époque tout en préservant une lueur d’humanité.
Sergio, surnommé Sensei, incarne quant à lui la figure du mentor silencieux, une présence discrète mais essentielle. Malgré un temps de présence limité, il agit comme le cœur moral du récit — celui qui croit encore à la rédemption dans un environnement où la trahison et la peur dictent les comportements. À l’opposé, Steven (incarné avec une froide intensité) représente le visage le plus répugnant du pouvoir : celui de l’homme blanc persuadé de sa supériorité, dont la chute n’a rien de tragique mais tout de logique. Sa survie improbable après un accident brutal, suivie de son exécution par “ceux d’en haut”, symbolise une société où la violence institutionnelle finit toujours par se retourner contre elle-même.
Sur le plan formel, Une bataille après l’autre est un bijou de maîtrise. Le montage alterne entre fulgurances visuelles et respirations contemplatives, tandis que la bande-son — dominée par un piano tendu et des nappes sonores anxiogènes — amplifie la tension jusqu’à l’étouffement. C’est un film qui prend le spectateur à la gorge pour ne plus le lâcher.
Toutefois, la perfection n’est pas absolue. Le rythme, notamment dans son premier acte, pêche par précipitation : le film s’ouvre sur une intensité telle que le spectateur peine à s’ancrer émotionnellement. L’enfance de Willa, par exemple, aurait mérité un traitement plus approfondi pour mieux comprendre ses réactions ultérieures. Cette rapidité d’exposition crée une distance qui se comble heureusement au fil du récit, lorsque les personnages trouvent leur souffle et que les émotions reprennent le dessus.
Au-delà de sa narration, Une bataille après l’autre est une œuvre miroir. Elle confronte le spectateur à l’injustice, au racisme latent et à la rage contenue d’une humanité en perte de repères. Les insultes raciales, les humiliations, les renoncements : tout y est filmé sans détour, sans complaisance. Le film montre avec une justesse implacable que la société moderne, sous couvert de progrès, continue de marginaliser ceux qu’elle juge différents. L’exagération des situations ne rend pas le propos irréaliste — au contraire, elle en révèle la vérité brute.
L’émotion naît alors du désespoir : celui de personnages qui, malgré tout, continuent de lutter. Perfidia écrit une dernière lettre, Bob s’accroche à ce qu’il reste d’amour, Willa cherche une figure maternelle dans un monde qui la rejette. Et dans cette noirceur absolue, il persiste un souffle de lumière — celui de l’humain, même brisé.
Une bataille après l’autre est un uppercut visuel et moral. C’est un film qui dérange, émeut, secoue. Une œuvre politique sans prêche, violente sans être gratuite, qui force à regarder la société en face, même lorsqu’elle nous dégoûte. Un film nécessaire, imparfait certes, mais profondément juste.