Une salle de travail. Tout autour de la table, un groupe de malvoyant côtoie des audio descripteurs. Dans les haut-parleurs, des mots se posent délicatement sur les contours du film qui défile sur le mur. À la fin de l’extrait, le débat prend vie. Chacun apporte une voix, un regard.


Ainsi dès son introduction, Naomi Kawase pose une première question passionnante : comment restituer l’émotion d’une œuvre cinématographique à des personnes privées de la vue ? Qu’est-il nécessaire de décrire pour aider l’imagination à dessiner la scène et que faut-il taire pour laisser l’élégante sensibilité de chacun s’exprimer ?


Après tout le Cinéma est un art visuel, quel rapport peut-on entretenir avec lui lorsque notre vision disparait peu à peu. C’est dans le personnage joué par Masatoshi Nagase que nous trouverons la réponse. Un homme dont la vie tourne autour d’un autre art visuel (la photographie), au regard affûté et qui devient inéluctablement aveugle. Son appareil photo, fantôme de son passé, et unique « œil » fonctionnel qu’il possède est le dernier scintillement avant un monde sans lumière. Masatoshi est le pivot entre les aveugles de naissance et les personnes sans cécité. Le film se ponctue donc de ces moments d’échanges, soupirail sur l’essence d’un Art.


L’introduction du personnage de Ayame Misaki, jeune audiodescriptrice endeuillé permet au métrage de Naomi Kawase d’ajouter une dimension tragique à sa réflexion. Le choc entre la jeune femme qui voit sans imaginer, et l’homme qui imagine sans pouvoir voir va bien au-delà d’une simple romance. En effet ne vous fiez pas à la com française qui vous le vend comme telle. Nous avons devant nous un drame intimiste de deux personnages qui cours après la lumière, l’une pour rattraper son père disparut, l’autre pour embrasser un passé désormais révolu.


La partie mélo reste classique, mais est sauvée par la délicatesse du traitement de Naomi Kawase, qui prend son temps pour poser son sujet, donnant au film un rythme lancinant propre à faire naître l’émotion. Ibrahim Maalouf que l’on ne présente plus ajoute ses notes au propos. Nous pourrions regretter que l'ensemble tire sur le patho, mais je ne bouderai pas mon plaisir pour si peu.


Vers la lumière est en définitif un jeu de poupée russe. En son cœur se trouve un film fictif, passerelle entre deux mondes, projetés sur un mur immaculé. S’esquissent en son sein mille couleurs, fruit d’un corpus d’imaginations qui renouent chacune avec la totalité de leurs cinq sens. Nous avons alors une infinité de niveaux de lecture : le film fictif vu par son réalisateur, le film fictif vu par les voyants, le film fictif ressenti par les malvoyants, le film de la réalisatrice de « Les délices de Tokyo », le film qui nous percevons dans notre réalité. Et chaque niveau se multiplie à l’infini par chaque être qui croise son chemin.


Le cinéma, nous dit Naomi Kawase, c’est peut-être ça. Une projection lumineuse qui n’attend pas d’atteindre votre pupille pour vous toucher. Chacun de ses rayons traverse votre corps et emporte avec eux votre quintessence. Il a cette capacité de prendre en otage vos émotions, de se dessiner profondément en vous, de vous poursuivre dans vos rêves ou vos craintes. Il est le support de vos sens et trouve en chacun de nous un corps pour exprimer son cycle perpétuel dans le monde physique. Chacune de vos actions tend à entretenir sa flamme, et il est bon de se rappeler qu’il n’a pas besoin de la lumière d’un projecteur pour exister.


De l’ombre vers la lumière, au gré du toucher des âmes, Naomi Kawase effleure l’intime sur les hauts d’une colline ou dans la description de l’infime et nous rappelle alors l’essentiel : le cinéma c’est nous.

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le 15 janv. 2018

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Westmat

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