Quand ça pleurniche plus à l'écran que dans la salle

5/10 est la note la plus chiante du monde. La décerner est susceptible d’inspirer au cinéphile le plus sensible une grande tristesse, et de lui passer pour un moment l’envie d’aller voir un nouveau mélo aux échos critiques mitigés. Certes, c’est assurément supérieur à 3/10, par exemple. C’est pour ça qu’on a dit « la plus chiante » et non « la plus mauvaise », ce qui n’aurait aucun sens. Mais quand on donne un 3/10 à un film, c'est qu'il a au moins fait ressentir quelque chose. Quelque chose de négatif, en énervant, par exemple, mais quelque chose. Tout juste la moyenne, c’est... du cinéma de centriste. Ni bon, ni mauvais. Ni pour, ni contre, bien au contraire, comme dirait l’autre. Pas du cinéma face auquel on se dit : « râââh putain, pourquoi ces cons ont tourné cette scène nullissime, et pourquoi ils ont ajouté tel personnage en trop, le film aurait été très bien sans ! ». Tout est mimolette. Autant dire que pour un film de Kawase, surtout après le magnifique Les Délices de Tokyo, ça ne le fait pas trop.


Pourtant, Vers la lumière avait tout pour emballer, avec un tel sujet. Le pouvoir du langage dans notre interaction avec autrui, l'amour des mots qui devrait en découler naturellement, permettant au passage d’apprécier le niveau de maîtrise de sa langue dont fait preuve chacun d'entre nous, la tyrannie du ressenti qui rend impossible la satisfaction de tous (ce que l'héroïne essaie pourtant de faire tout au long du film, avec ses descriptions audio !)… Puis, par-dessus tous ces passionnants éléments de réflexion, il y avait cette confrontation d’une femme qui voit à un homme qui ne voit plus, confrontation qui poussait loin la question de l’altérité, propre à tout couple, dans un film qui allait, de toute évidence, finir en romance. Hélas, tout cela peut également être de la masturbation de journaliste. Ce qui semble être le cas, avec Vers la lumière, tant Kawase n’a pratiquement rien fait de son sujet.


Pas que le film soit désagréable, non, puisqu’il a la moyenne. S’il y a une chose que la cinéaste sait faire, c’est raconter des gens, des parcours, et la majorité s'est toujours accordée sur l’humanité de son cinéma. La jolie inconnue Misaki Ayame y déploie tout son charme quasi-juvénile et s’avère une sacrée pleureuse dans le dernier acte ; Nagase Masatoshi, que l’auteur de ces lignes croyait « remplacé » par Fukuyama Masaharu (Tel père, tel fils) jusqu’à ce que Kawase le ramène sur nos côtes avec Les Délices de Tokyo, joue très finement la douleur ravalée et l'épouvantable frustration de cet aveugle en devenir qui a à la fois la chance inestimable et le malheur indescriptible d’avoir vu (en avoir fait un photographe est une autre excellente idée) ; et même les personnages secondaires sont très authentiques. Grâce à ces « gens », on ne s’ennuie pas.


Et comme c’est quand même du Kawase, Vers la lumière est un bel objet. On lui reconnaîtra sans mal quelques très beaux moments de cinéma que la réalisatrice trousse sans effort apparent, comme le baiser au soleil couchant ou encore le brasier de photos hautement symbolique. Voilà qui aurait dû porter le film. Le problème est que ça s’arrête là : à du beau, sans histoire… sans effort apparent. Quand on écrit que Kawase ne fait pas grand-chose de toutes les pistes de réflexion susmentionnées, cela signifie qu’elle n’en a pas non plus fait grand-chose sur le plan cinématographique. Une cinéaste sensorielle comme elle, dont le don est parvenu à nous faire aimer sa pourtant très incertaine Forêt de Mogari, semblait toute désignée pour filmer la perte d'un sens, en l’occurrence la vue. Pourtant, son exploitation esthétique de la condition de Nakamori-san est d’un niveau presque télévisuel – et l’on parle de la télévision nipponne, pas de The Leftovers. En fait, et voilà qui est un peu ironique, si Vers la lumière dit des choses intéressantes sur un art, c'est sur le cinquième, la littérature, comme suggéré ci-dessus, plutôt que sur le septième. En gros, la réalisatrice a fait un film sur un aveugle dans lequel il n'y a pas grand chose à voir. On apprécie moyennement l'humour, Naomi.


Las !, sur ce plan aussi, la pratique ne suit pas la théorie : Vers la lumière est le scénario le moins inspiré de son auteure, sinon le seul médiocre qu’elle ait écrit. L'idylle entre Nakamori-san et Misako ne nous posait pas de problème de prévisibilité, contrairement à d’autres : il aurait simplement fallu qu’elle ne soit pas à ce point téléphonée, ni ne manque à ce point de nuance, comme si ses personnages réussis individuellement perdaient tout leur intérêt une fois mis ensemble (ce qui rend les pics dramatiques assez stériles). Les dialogues ne sont jamais au niveau des sentiments convoqués, bien que Kawase ait su terminer son film sur très belle réplique de Nakamori-san (du genre de « reste où tu es, je viens jusqu'à toi »). Quant à l'intrigue des parents de Misako, probablement censée donner de l’épaisseur à un personnage un poil trop propret, elle est tristement superflue, ne valant au film qu’une digression désolante en forme d’anti-climax lui aussi stérile sur le plan dramatique. Vers la fin, lorsque Nakamori-san perd totalement la vue, ça décolle un peu, mais… trop tard. Et trop peu subtilement, la faute à un chantage à l'émotion (on vous a parlé des pleurnicheries de l’héroïne) que l'on ne trouve pas chez un Kore-eda. Kore-eda a fait des mauvais films, mais jamais des qui avaient l’air d’un épisode de « j-dorama », de ces monuments de mélo gnangnans où les personnages pleurent davantage que le spectateur.


Le comble est que Vers la lumière souffre de la comparaison avec un... j-dorama dont il nous rappelle le souvenir, Itoshi kimi e, interprété par Fujiki Naohito et Kanno Miho et diffusé en 2004, histoire d'amour entre une jeune et jolie pédiatre et un... photographe en train de perdre la vue. Pas une mauvaise série (elle était plutôt bonne, en fait), et loin de nous l'idée de mettre tous les j-dorama dans le même sac ringard, mais quand même : Kawase battue par la télé ? Il faut croire. En clair, Vers la lumière est définitivement un film mineur dans la filmographie de Kawase, dont on espère un prochain plus inspiré. Vous connaissez son titre ? Vision. Et son interprète principal ? Nagase Masatoshi. Mais on garde la foi.

ScaarAlexander
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le 5 mars 2018

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