Welfare appartient au registre particulièrement aride du cinéma de Frederick Wiseman, et se présente comme une chronique brute qui semble résulter de la captation d'une journée dans un bureau new-yorkais d'aide sociale à travers une constellation de cas particuliers problématiques, chacun ayant son lot de spécificités, de contraintes, et de zones d'ombre. C'est autant un film sur une institution, comme à son habitude, qu'un regard sur l'intrication complexe de nombreuses strates de problèmes multifactoriels, en lien avec le chômage, la santé, le logement, et tous les problèmes psychiatriques imaginables dans un contexte de misère grave. Autant un film sur les gens qui viennent quémander un chèque de 100 dollars pour pouvoir manger que sur les employés qui essaient de résoudre des casse-têtes existentiels autant qu'administratifs. Au final les deux parties (le personnel et les demandeurs) se retrouvent imbriquées dans le même labyrinthe, souvent démunies à des niveaux différents, mais forcées de cohabiter. Prisonnières d'un même système, qui d'ailleurs renvoie une image cauchemardesque de New York dans les années 70, encore une fois, très différente de celle qu'on peut avoir au XXIe siècle.


Un lieu unique qui voit défiler un kaléidoscope de problèmes sociaux, comme s'il s'agissait d'un point de convergence de la misère. Wiseman arbore ici un montage extrêmement aéré (lui permettant d'atteindre les presque trois heures de film) qui laisse se développer des dialogues dans leur entièreté, avec tout ce qu'ils peuvent contenir comme absurdité, comme incompréhension, comme mensonge, comme mauvaise volonté. Il semble "s'amuser" à montrer la violence d'une réponse basée sur un règlement face à des impératifs souvent graves — les cas pathologiques sont nombreux, il y a des vieillards, des infirmes, des détenus tout juste libérés, des drogués, des paumés, des mères qui ne savent pas comment elles vont donner à manger à leur nourrisson...


Et puis il y a des échanges totalement surréalistes, à l'image de celui entre un homme bien siphonné, cas psy tout à fait notable, raciste au dernier degré, engageant un dialogue véhément avec un garde de sécurité noir. Il a beau lui dire "je vais prendre mon magnum et je vais tuer autant de noirs que je verrais en visant le bide, non, mieux, les couilles", le gardien fait preuve d'un détachement assez fou, il reste calme et stoïque pendant une conversation qui court sur près d'un quart d'heure. Il finira expulsé manu militari, non sans difficulté, par un petit groupe de gardiens noirs. Welfare, trois heures de portraits et de galerie de cauchemars variés, trois heures de conversations de bureau répétitives et assommantes. En prenant du recul, la plupart des personnages demandent peu ou prou la même chose, qu'on leur sauve la vie, avec quelques morceaux de lucidité au milieu de la démence ("vous ne pouvez rien pour moi, je demande l'égalité !"), dans un lieu où l'on passe son temps à exiger des preuves de misère et de déchéance afin d'établir des droits, car ici, "on ne fait pas l'aumône".


https://www.je-mattarde.com/index.php?post/Welfare-de-Frederick-Wiseman-1975

Créée

le 20 avr. 2023

Critique lue 148 fois

1 j'aime

Morrinson

Écrit par

Critique lue 148 fois

1

D'autres avis sur Welfare

Welfare
AlexandreAgnes
7

Critique de Welfare par Alex

Une tranche de la vie d'un centre d'aide sociale montée en presque trois heures de temps. En usant d'une durée que l'on pourrait juger excessivement longue pour un documentaire dont l'action se...

Par

le 6 juil. 2016

3 j'aime

Welfare
RENGER
8

La complexité aberrante du système de santé américain, à la fois sidérante & alarmante.

Immersion passionnante de près de 3h au cœur du système de santé et de sécurité sociale américain. Welfare (1975) lève le voile sur la complexité aberrante du système américain, tellement absurde que...

le 20 déc. 2021

2 j'aime

Welfare
Boubakar
7

La maison qui rend fou

En 1973, Frederick Wiseman a filmé durant plusieurs mois un centre d'aide social basé à New-York, et on suit les tracas de diverses personnes, entre soucis de paiement, de logement, d'emploi, de...

le 21 janv. 2024

1 j'aime

Du même critique

Boyhood
Morrinson
5

Boyhood, chronique d'une désillusion

Ceci n'est pas vraiment une critique, mais je n'ai pas trouvé le bouton "Écrire la chronique d'une désillusion" sur SC. Une question me hante depuis que les lumières se sont rallumées. Comment...

le 20 juil. 2014

142 j'aime

54

Birdman
Morrinson
5

Batman, évidemment

"Birdman", le film sur cet acteur en pleine rédemption à Broadway, des années après la gloire du super-héros qu'il incarnait, n'est pas si mal. Il ose, il expérimente, il questionne, pas toujours...

le 10 janv. 2015

138 j'aime

21

Her
Morrinson
9

Her

Her est un film américain réalisé par Spike Jonze, sorti aux États-Unis en 2013 et prévu en France pour le 19 mars 2014. Plutôt que de définir cette œuvre comme une "comédie de science-fiction", je...

le 8 mars 2014

125 j'aime

11