Baby Steps n'aurait jamais pu être à la hauteur du fol espoir que je plaçai en lui. Un jeu axé autour d'un système de marche exigeant qui rendrait sensible et délibérée la traversée d'un monde ouvert méticuleusement sculpté ? Trop beau pour être vrai. Mes attentes réalistes misaient tout au plus sur un heureux accident de la part de Bennett Foddy, concepteur d'une série de jeux basés sur une physique excessivement rude à prendre en main enrobée d'un décorum absurde et burlesque. Le discours autour de la supposée cruauté de Foddy et le succès viral de QWOP et Getting Over It (et dans une moindre mesure GIRP, mon petit favori) a d'ailleurs pris tant de place qu'on en a oublié que le jeu était développé à 6 mains. Et que ces 6 mêmes mains s'étaient déjà rendues responsables de Ape Out, jeu sanglant et frénétique quoique minimaliste qui était justement basé sur une mécanique simple mais riche en interaction avec les différents défis du jeu – et doté d'une bande originale free jazz qui s'adaptait à l'environnement.
Voilà donc que nos 6 mains accouchent, après 6 longues années de gestation, d'un jeu basé sur une mécanique simple mais riche en interaction avec les différents défis du jeu et doté d'une bande originale free (pas jazz) qui s'adapte à l'environnement ? Allez, je n'irai pas vous faire avaler que Baby Steps est Ape Out 2, mais il est bien un genre d'aboutissement des obsessions de game design de Gabe Cuzzillo, Maxi Boch et Bennett Foddy.
STEP 1 : Prise en main du pied
Si j'ai engouffré plus de 60 heures dans ce jeu (qui se termine en une petite dizaine sans trop explorer) ; si j'ai joué au petit complétionniste et me suis diligemment pété le front sur la majorité des défis optionnels du jeu avec, je vous jure, presque rien de rage et de frustration ; si je me suis presque transformé en speedrunner ; si à présent je rédige des phrases plus longues que le laborieux chemin à reparcourir après avoir glissé sur un chemin de boue qui mène jusqu'au pied de la montagne... c'est simplement parce que c'est BON de marcher.
Le système semble simple : la gâchette gauche lève le genou gauche, la gâchette droite le genou droit. Une fois le pied en l'air, utilisez le stick gauche pour choisir, avec une remarquable précision, la position du pied. Charge au joueur de parvenir à mettre un pied devant l'autre jusqu'au bout de la montagne sans se décourager. Ce seul procédé est plus robuste qu'il n'y paraît. S'il suffira de quelques dizaines de minutes pour trouver un bon rythme sur des surfaces planes, les très nombreux défis disséminés dans ce monde révèlent la richesse du système. Exemple : le corps de Nate se tourne en direction de là où pointe la caméra. L'angle du pied (et donc de la jambe, et dans sa suite la position du tronc) diffère ainsi en fonction de la manière dont le joueur ajuste la caméra, ce qui est crucial pour les sections de « plate-forme » les plus méticuleuses.
L'inclusion de différentes textures, plus ou moins glissantes (roche humide, mousse, sable, neige, glace) ajoute à certains passages, en plus d'une question de précision, une notion de vitesse. Si le pied glisse progressivement, il faudra apprendre à jouer vite et à petits pas. Prendre appui, l'espace d'une fraction de seconde, sur une surface normalement impraticable, pour parfois permettre de hisser l'autre pied sur le point d'accroche suivant. Et si grimper est tout le cœur du jeu, savoir glisser sans tomber (généralement sur un pied) est aussi une aptitude pratique à acquérir, avec ses subtilités. Je vous épargne le reste, sachez juste que marcher est une expérience proprioceptive d'une rare profondeur, qui me passe toute envie de reprendre un jour Death Stranding, mais qui me rapproche un peu plus du syndrome du canal carpien qui m'est destiné.
STEP 2 : S'ouvrir l'orteil en monde ouvert
Le choix de faire de Baby Steps un monde ouvert a de quoi questionner. Comment gérer alors le rythme d'un jeu dans lequel il est déjà si ardu de se déplacer ? Et comment éviter les pièges habituels du format ?
L'intention originelle était de transformer la frustration de la chute (celle qui nous fera dévaler des dizaines de mètres le long d'un torrent ou du haut d'une falaise) en une opportunité : celle d'aller voir ailleurs. Tel Elden Ring invitant à explorer plutôt qu'à s'entêter sur le même obstacle trop longtemps, l'échec est occasion de prendre un autre chemin, de découvrir d'autres défis qui apprendront de nouvelles subtilités de gameplay au joueur. Un ailleurs qui – par ailleurs – fourmille d'idées en pagaille ; le développement aura duré 6 ans et le trio confiait en interview qu'ils ne pouvaient plus s'arrêter de disséminer des défis et autres gags dans ce grand monde ouvert (non sans rappeler Silksong, l'autre jeu de l'année, tiens tiens).
Cette map respire l'amour du détail ; il y en aura pour tous les goûts et tous les niveaux. Ceux qui comme moi apprécient qu'une difficulté de jeu soit une invitation à jouer précautionneusement, attentivement et à poncer l'éventail des mécaniques, prendront plaisir à gravir les tours insensées au bout desquelles attendent des fruits et leur cinématique cringe, à trimballer des objets sans chute jusqu'aux tours de guet, à porter fièrement (et prudemment) des couvre-chefs ridicules, gagnés à la sueur des mollets, jusqu'au prochain feu de camp pour visionner la section narrative en pixel-art qui lui est rattachée. Et que ceux qui souhaitent simplement en finir se rassurent ; la route la plus courte qui mène au sommet n'est pas très cruelle.
Mais je ne me suis quelque peu éloigné de la question de départ ; au delà de son idée de base, Baby Steps a une idée géniale : son monde boucle sur lui-même, de droite à gauche. Si bien que malgré l'immensité apparente des environs, la carte n'est en réalité qu'un long rectangle (ou plutôt un cylindre). Ce qui permet en somme de maintenir efficacement une illusion d'ouverture tout en garantissant une densité de « choses à faire et à voir » en limitant le backtracking qu'aurait nécessairement occasionné une map ronde ou carrée.
Pour un jeu pensé en partie par le cerveau terrible derrière QWOP et Getting Over It, beaucoup d'éléments sont pensés pour limiter la frustration. En commençant le jeu, j'ai d'abord plaisanté en pensant que les fameux runbacks de Silksong paraissaient bien agréables comparé à ceux, laborieux, de Baby Steps. Mais l'aisance aidant, se développe un genre de rythme méditatif : mettre un pied devant l'autre, dans un environnement globalement paisible et silencieux peuplé uniquement des bruits de nos pieds sur les différents terrains et de l'étrange BO composée de bruits d'animaux (en net contraste avec les cinématiques qui débordent de dialogues gênants). J'ai été longtemps étonné du naturel avec lequel je repartais au charnier après chaque déconvenue, et j'ose croire que ce n'était pas tant par masochisme que grâce à l'aspect méditatif particulièrement réussi. Et par la satisfaction de la sensation physique de chacun des pas de Nate : même après une chute, refaire quelques pas, même s'ils ne sont pas durs, apporte déjà une sorte de récompense en soi.
Il suffit par ailleurs d'avoir touché quelques minutes à Getting Over It pour savoir qu'on a là une des marottes de Foddy : transcender la frustration pour atteindre le zen. Baby Steps est également son jeu le plus abouti à ce niveau. Pour peu qu'on apprécie l'apprentissage de sa mécanique phare et sa mise à l'épreuve dans toute une série de challenges, Baby Steps est un jeu immensément gratifiant. Soyez cependant avertis que cette gratification est quasi-exclusivement intrinsèque. Parfois un défi est récompensé d'une cinématique, d'un chapeau (donnant accès à un bonbon narratif) ou d'un succès ; mais le plus souvent le joueur n'aura pour seule satisfaction que celle d'avoir réussi un challenge qu'il s'était imposé lui-même. Moi ça tombe bien j'aime ça, mais ça ne plaira pas à tout le monde.
STEP 3 : Mourir de cringe ou savourer le pince-sans-rire environnemental ?
Bon. Nonobstant la longueur excessive du présent pavé, je ne saurais vous laisser sans parler de ce qui repoussera beaucoup de joueurs, soit durant les premières minutes du jeu, soit dès le trailer : ce qu'on pourrait nommer l'imaginaire du jeu. Un « manchild » comme aiment à le dire les américains, c'est à dire une patate de canapé, coincé dans son pyjama une pièce, qui se retrouve isekaillé, et forcé de ravir une montagne à pieds nus. Nate est super mal à l'aise socialement et la première enfilade de cinématiques est crispante à se farcir tant le cringe est poussé et assumé. Au passage, il peut être recommandé d'activer la censure de la nudité dans les options si la vision de pénis vidéoludiques flasques risque de vous être pénible.
Cet imaginaire est sans doute né très spontanément de l'idée saugrenue de devoir, eh bien précisément constituer un imaginaire sur la base de cette seule idée de gameplay : marcher avec un moteur physique poussé et ardu à prendre en main. De là découle la nécessité d'un personnage dont on puisse dire que « la chute lui va si bien ! » puisqu'il tombera tout le temps, qui aurait tout à apprendre puisqu'il ne sait même pas marcher. Ainsi les prémisses du jeu sont particulièrement dures avec Nate, qui lui-même est peint comme quelqu'un d'assez insupportable (à défaut d'être complètement détestable), jusqu'au risible.
Ceci étant dit, on ne peut pas dire que le jeu se contente de ça. À mesure que le joueur progresse, Nate aura sa propre progression (loufoque, en partie, mais réelle). Le jeu tente même d'injecter une profondeur au personnage, de lui bricoler de trop réelles angoisses (qui le tourmenteront dans les fameux rêves en pixel art auxquels auront droit les joueurs qui rapporteront les chapeaux aux feux de camps), d'en faire la victime d'attentes sociétales et familiales qui le paralysent. Bref, d'avoir un discours quelque peu conscient autour des idéaux de masculinité. Est-ce que tout cela est très subtil ? Pas tant que ça, mais c'est déjà bien que ça existe – personne n'en attendait autant d'un jeu perçu de l'extérieur comme une blague qui trolle ses joueurs. Reste qu'on peut, à la longue, se prendre au jeu des cinématiques farfelues improvisées par les développeurs. Un certain charme DIY.
Mais puisqu'on parle d'humour, plus que celui, discutable, poussif, qui est explicitement déroulé dans les saynètes ; les vrais gags sont là, dans le play. Ils sont dans les défis intégrés dans l’environnement. Posés, figés dans un décor impassible, ils sont comme autant de blagues organiques et pince-sans-rire. Ils sont dans chaque échec, chaque chute grâce aux animations de ragdoll réalistes d'une lenteur insoutenable, alors qu'on se prend à crier « Non Nate arrête toi bordel ! » alors que notre personnage glisse comme un flan en slow motion le long d'un terrain à peine incliné.
LAST STEP : L'alignement des fétiches
Baby Steps n'aurait jamais dû être à la hauteur du fol espoir que je plaçai en lui. Pourtant il l'a dépassé. Il m'est impossible de promettre à qui que ce soit que ce jeu aura l'impact qu'il a eu sur moi (c'est déjà dur d'en faire la dithyrambe auprès des quidams sans avoir l'air ridicule en expliquant à voix haute le concept du jeu). En plus de ses qualités indéniables, il m'a rencontré sur des terrains très spécifiques qui sont quelques uns de mes fétiches.
Voyez, j'ai découvert avec le temps que j'étais particulièrement sensible aux jeux :
- qui développent une expérience proprioceptive remarquable ;
- qui me donnent l'impression de conquérir un espace qui n'a pas été pensé pour être traversé (ou qui résiste à la traversée) ;
- qui favorisent la gratification intrinsèque ;
- qui ménagent une atmosphère de totale solitude ;
- qui mettent leur difficulté au service de la profondeur de leurs mécaniques ;
- qui misent sur des sensations « physiques » de jeu
Et peut-être même d'autres que j'oublie. Baby Steps était donc taillé tout spécialement pour moi. Mais si vous vous reconnaissez dans certains de ces points, alors peut-être qu'il est aussi taillé pour vous.
En attendant, merci Maxi, Gabe et Bennett pour les travaux. Maintenant que j'ai fini ma critique je peux enfin aller faire pipi.