La neige tombe comme une sentence sur les toits de tôle, se mêle à la vapeur qui s’élève des bouches d’égout et se dissout dans les halos blafards des réverbères. De temps à autre, un cri se brise contre les façades décrépites avant de s’effondrer dans le silence. Là-haut, suspendu entre deux pointes de gargouilles, Batman observe. Non pas l’ombre menaçante d’un mythe, mais l’homme recouvert par l’armure de son obstination. Arkham City s’ouvre ainsi, sur une prison à ciel ouvert où l’humanité, réduite à ses pulsions primaires, grouille et complote. On ne pénètre pas cette ville : on y est jeté, happé par ses ruelles noires, avalé par son horizon de murs et de miradors. Dès les premières minutes, le joueur comprend que Rocksteady n’a pas seulement agrandi le terrain de jeu inauguré par Arkham Asylum, mais l’a projeté dans un vertige de verticalité et de liberté.


Ce Gotham miniature, resserré et claustrophobe malgré son apparente ampleur, donne l’illusion d’une mégalopole que l’on survole comme un spectre impatient. Les lignes de fuite s’ouvrent à chaque coin de rue : une ruelle où le vent traîne des journaux froissés, une passerelle d’acier corrodé qui grince sous le pas d’un prisonnier errant, la lumière tremblotante d’un néon qui éclaire le visage grotesque d’un gang peint aux couleurs du Joker. L’ivresse naît du mouvement : d’une impulsion de grappin, le corps s’élève, bascule, fond dans un piqué, rase la neige et s’accroche à une corniche. C’est un ballet aérien, et sans doute l’un des plus grands plaisirs du jeu : être l’ombre mouvante qui traverse la ville comme un présage.


Pourtant, à mesure que l’on s’abandonne à ce vagabondage, une étrange dilution s’opère. La structure resserrée de Arkham Asylum, ce couloir sinueux où chaque recoin était un acte de mise en scène, a laissé place à un espace ouvert où la narration se disperse. Le sentiment d’urgence, ce fil tendu qui dans Asylum ne se rompait jamais, se relâche ici. La ville offre mille détours et autant de digressions qui, si elles flattent l’instinct d’explorateur, émoussent la tension dramatique. Là où Asylum semblait écrire sa partition d’un seul souffle, City la joue sur plusieurs portées à la fois, au risque de perdre l’intensité d’un crescendo.


Mais l’on ne peut nier que cette ville vit. Chaque quartier respire une identité propre, sculptée par la direction artistique avec une précision presque maniaque. Les murs lépreux du Bowery, la froide géométrie carcérale de Steel Mill, les carcasses industrielles rongées par la rouille, tout semble exhaler une mémoire malade. Rocksteady, en architecte obsessionnel, compose une Gotham qui n’existe que dans le croisement des cauchemars : gothique et art déco, industrielle et décadente, glacée et bouillonnante. Cette texture urbaine n’est pas seulement un décor ; elle est le contrepoint du protagoniste, le miroir déformé où se reflète la psyché fracturée de Batman.


L’écriture, elle, serpente dans les ombres avec une habileté qui frôle parfois la jubilation. Les dialogues tranchent comme une lame froide, les confrontations avec les figures majeures de l’univers DC tiennent souvent du théâtre tragique. On sent le poids des années dans la voix de Kevin Conroy, la fièvre désinvolte dans celle de Mark Hamill. Les visages de cette galerie sont plus que des obstacles : ils sont des éclats de l’obsession que Bruce Wayne poursuit et qui le consume. Chaque affrontement est une variation sur un même thème : la folie, déclinée sous toutes ses formes, de la flamboyance grotesque du Joker à la rigidité glaçante de Ra’s al Ghul.


Là où Arkham City excelle sans réserve, c’est dans l’alchimie de son système de combat et de ses mécaniques furtives. La fluidité des enchaînements, l’élégance brutale des contre-attaques, la danse silencieuse des prédateurs suspendus au-dessus de leurs proies : tout participe à l’incarnation du personnage. On ressent physiquement le poids de l’armure, la précision chirurgicale des mouvements, la satisfaction presque animale d’un ennemi terrassé sans un bruit. Et lorsque l’on glisse dans l’ombre, que l’on coupe la lumière, que l’on isole sa cible, le jeu atteint une forme d’extase tactique.


La bande-son, tendue comme un fil de fer, vient parachever cette immersion. Entre nappes orchestrales et éclats de cuivres martiaux, elle épouse les rythmes de la traque et du combat, se retire dans un murmure au détour d’une ruelle pour resurgir en déferlante lors d’un affrontement majeur. Les musiques ne se contentent pas d’accompagner ; elles ponctuent, soulignent, guident l’émotion comme le ferait un éclairagiste invisible.


Cependant, dans cette profusion, il arrive que le geste de Rocksteady perde de sa netteté. La multiplication des quêtes secondaires, parfois répétitives, détourne l’attention de la trajectoire principale. On saute d’un toit à l’autre en se promettant de reprendre la mission centrale, mais on se laisse happer par un signal radio, une énigme de l’Homme-Mystère, un crime en cours. Ce foisonnement, qui fait la richesse d’un monde ouvert, se paie d’un affaiblissement du rythme narratif. Le jeu brille alors comme un diamant aux multiples facettes, mais dont l’éclat se disperse.


Et pourtant, malgré ces failles, Arkham City se tient avec une assurance qui force le respect. Il se déploie comme un poème noir, ample et imparfait, mais traversé de fulgurances visuelles et ludiques. On y revient non pour une perfection de structure, mais pour la sensation unique de survoler une ville malade, pour l’ivresse des hauteurs, pour ces instants suspendus où l’on croit réellement incarner un mythe. Si Arkham Asylum restera sans doute le chef-d’œuvre resserré, cette arche gothique sans détour ni excès, Arkham City est sa fresque murale, baroque et démesurée, où l’on se perd avec délectation.


À la fin, lorsque la neige recouvre les cadavres et que le silence retombe, il reste cette impression d’avoir arpenté une tragédie en plein air. D’avoir été, l’espace de quelques heures, le fantôme qui hante les toits. Et c’est peut-être cela, plus que tout, la véritable réussite de Batman: Arkham City : donner au joueur l’illusion persistante que, quelque part, Gotham l’attend encore, immobile sous la neige, les yeux levés vers ses gargouilles.

Kelemvor

Écrit par

Critique lue 7 fois

3

D'autres avis sur Batman: Arkham City

Batman: Arkham City
ptitpraince
5

Arkham City mieux avant

Techniquement il n'y a rien à redire. C'est super beau et la musique est excellente. Le vrai problème c'est l'histoire. On sent que les mecs de Rocksteady ont fait fonctionner la machine à fan...

le 8 juil. 2012

34 j'aime

6

Batman: Arkham City
Iansias
5

En bref, ce nouveau Batman, c'est clairement l'illustration de la forme sans le fond.

Pour commencer, Je dirai que ce jeu est bon ! Oui, le jeu est bien optimisé, beaux graphismes, un gameplay excellent et amélioré comme son prédécesseur, je ne vais pas m'attarder aux qualités,...

le 26 janv. 2012

26 j'aime

3

Batman: Arkham City
HarmonySly
8

Arkham le rouge

Le moins que l'on puisse dire, c'est que Arkham City ne trahit pas les grandes attentes que l'on plaçait en lui. Petit frangin de Arkham Asylum, grosse surprise du studio Rocksteady arrivée sans...

le 27 oct. 2011

23 j'aime

6

Du même critique

Une bataille après l'autre
Kelemvor
8

Front contre front

Il y a des films qui ne se contentent pas de dérouler une intrigue ; ils font entendre un pouls, ils politisent le rythme. Une bataille après l’autre procède ainsi : il impose une cadence qui n’est...

le 24 sept. 2025

67 j'aime

33

Kaamelott - Deuxième Volet : Partie 1
Kelemvor
5

Autour De La Table Ronde : Le Deuxième Récit De La Quête Pas Aboutie

ACTE I – LA CONVOCATION DU ROI(INTÉRIEUR – SALLE DE LA TABLE RONDE. La lumière tombe à travers les vitraux. Arthur est assis, l’air fatigué. Autour de la table : Léodagan, Karadoc, Bohort, Lancelot,...

le 22 oct. 2025

49 j'aime

16