Devil Summoner: Soul Hackers
7.6
Devil Summoner: Soul Hackers

Jeu de Atlus (1997Nintendo 3DS)

La saga Megami Tensei (ou MegaTen) regroupe plusieurs séries[1] de notoriété variable, la plus connue en Occident étant assurément Persona, dont les épisodes les plus populaires sont Persona 3, Persona 4 et Persona 5[2]. Les MegaTen partagent une particularité qui a rapidement contribué à leur identité: un bestiaire d’une grande richesse qui puise son inspiration dans les mythes et croyances populaires des différentes civilisations de notre monde, et dont le character designer principal est Kazuma Kaneko. Les démons[3] qui le composent peuvent constituer aussi bien des ennemis à vaincre ou à fuir que des alliés qui peuvent être recrutés, et il est par exemple possible de se battre contre ou aux côtés de Dionysos, de Lucifer, de Thor ou encore d’Ishtar. Deuxième volet de la série Devil Summoner sorti initialement sur Saturn en 1997 puis sur PlayStation en 1999, Devil Summoner: Soul Hackers bénéficiait à la fin du XXe siècle d’éloges quasiment unanimes de la part des amateurs et amatrices de RPG qui y ont joué. Il était alors nimbé d’une aura de prestige qui l’a élevé au rang de jeu mythique, la barrière de la langue japonaise ayant contribué à consolider sa réputation. Ainsi, cet épisode est longtemps resté inaccessible, et il a fallu attendre l’annonce d’un portage 3DS pour caresser enfin l’espoir d’y jouer en anglais, un rêve qui est finalement devenu réalité en 2013. Cependant, aux yeux de nombreux joueurs et joueuses, le poids de l’âge que toute œuvre est susceptible de subir a soudainement étouffé ce vif engouement, et la déception qu’ils ont connue s’est révélée proportionnelle aux seize longues années qui ont séparé la date de sortie sur Saturn de celle du portage 3DS en Occident. Si un enthousiasme démesuré peut indéniablement engendrer de cinglantes désillusions, l’aspect inéluctablement vieillissant du titre peut également expliquer ces retours mitigés. En effet, Devil Summoner: Soul Hackers est résolument ancré dans les années 90, et constitue un témoin d’une vision de l’avenir de l’informatique et d’Internet qui paraît désuète au XXIe siècle. Ainsi, il est indispensable de conserver cette mise en garde à l’esprit pour pouvoir pleinement apprécier ce MegaTen et profiter des qualités dont il dispose.


Depuis cinq ans, la ville d’Amami est l’objet d’un vaste projet de modernisation établi par le gouvernement. Ses habitants et habitantes possèdent chacun un ordinateur et s’apprêtent à explorer le monde virtuel développé par Algon Software, Paradigm X. Ce dernier a su éveiller la curiosité d’un groupe de hackers local, les Spookies. Épaulé par son amie Hitomi, le protagoniste[4] doit pirater l’un des terminaux de la ville afin d’accéder à la liste des candidats autorisés à participer à la version bêta, et de remplacer le nom de l’un d’eux par le sien. Alors qu’ils viennent d’accomplir cette tâche, un message d’avertissement de la part d’un certain Kinap apparaît subitement à l’écran: celui-ci ne révèle pas son identité, mais affirme qu’ils se reverront bientôt. Le protagoniste reçoit un peu après un appel de sa sœur cadette, Tomoko, et la nouvelle que celle-ci lui annonce lui permet secrètement de confirmer que sa tentative d’usurpation a fonctionné. Il est ensuite convoqué par le chef des Spookies, surnommé Leader: ce dernier déclare qu’il a acquis un étrange ordinateur portable en forme de pistolet et qu’il est persuadé d’être poursuivi depuis qu’il a trouvé cet objet insolite, avant de s’absenter afin de reprendre ses investigations. Le protagoniste et Hitomi en profitent pour explorer Paradigm X, et lorsqu’ils décident de mettre fin à leur escapade virtuelle, ce premier entend soudainement une voix menaçante réclamer son âme, avant d’être sauvé par un coyote: il s’agit de l’apparence qu’adopte Kinap, la personne qui a essayé de le contacter auparavant. Il explique qu’une créature malveillante sommeille sous la ville d’Amami et risque de compromettre la sécurité de celle-ci si elle parvient à se réveiller, mais qu'il ne peut lutter contre cette entité. Quant au protagoniste, il est encore trop faible pour l’affronter, et il doit alors s’engager dans une quête de puissance et de connaissance qui le poussera notamment à expérimenter des Vision Quests, qui consistent à revivre les derniers instants de vie de trois invocateurs de démons. Kinap lui fait immédiatement suivre les pas d’Urabe, un ex-employé d’Algon Software qui a pour mission d’infiltrer son ancien lieu de travail afin de dérober un certain programme. Alors qu’il est témoin du tragique destin de cet homme, le protagoniste apprend comment faire fonctionner l’ordinateur que Leader a trouvé, et qui sera appelé "GUMP" tout au long du jeu. Une étrange lumière s’échappe de l’objet et se jette sur Hitomi: cette dernière prend soudainement l’apparence d’une mystérieuse jeune femme aux cheveux argentés qui déclare s’appeler Nemissa. Tandis que deux autres Spookies qui ont pour noms de code Lunch et Six arrivent au QG, ils sont abasourdis par le changement radical de personnalité d’Hitomi, la jeune fille timide et affable étant devenue une femme autoritaire et sûre d’elle. Cependant, cette confrontation est subitement interrompue par un appel de Leader: ce dernier leur explique qu’il se trouve dans les locaux d’Algon Software et qu’il est poursuivi par des monstres. Il est alors temps pour les Spookies et leur nouvelle alliée de sauver leur chef et de découvrir l’utilité du GUMP.


Devil Summoner: Soul Hackers présente des mécaniques de game design communes à plusieurs MegaTen old school[5]. Les phases d’exploration adoptent la structure d’un Dungeon RPG: les donjons reposent sur un level design labyrinthique ainsi que sur un système de déplacements par cases, et ils sont explorés en vue à la première personne. Les combats se déclenchent aléatoirement et se déroulent au tour par tour: au début de chaque nouveau tour, vous sélectionnez les actions que vos personnages effectueront, et une fois vos choix validés, l’ordre d’action des différents participants est déterminé par leur score respectif d’agilité. Le passage du temps est représenté par l’alternance cyclique des différentes phases lunaires, et celles-ci peuvent avoir des conséquences sur le gameplay; par exemple, les démons sont en transe pendant la période de pleine lune, et il devient alors difficile de communiquer avec eux. Le protagoniste ne peut pas utiliser de magie et de compétence: il peut uniquement se battre avec des armes blanches ("Sword") et des armes à feu ("Gun"). Néanmoins, le GUMP lui permet de communiquer avec les démons auxquels il est confronté pendant les combats aléatoires: le principal intérêt des négociations réside dans la possibilité de convaincre ces créatures de rejoindre vos rangs, ce qui nécessite alors de cerner leur caractère afin de choisir les réponses qui sauront les satisfaire. Il est également possible de leur soutirer de l’argent ou des objets, voire de les intimider afin de les faire fuir. Quant à Nemissa, elle peut utiliser les mêmes types d’armes que le protagoniste, et ses origines démoniaques lui permettent de surcroît de recourir à des pouvoirs magiques. Chacune des montées de niveau de ces deux personnages permet d’augmenter d’un point le score de l’une de leurs six caractéristiques (force, magie, intelligence, endurance, agilité, chance), et Nemissa acquiert de nouveaux sorts lorsqu’elle atteint certains niveaux précis, ses pouvoirs étant déterminés par votre réponse à une question à trois choix que Leader pose au début du jeu. Vous pouvez composer une équipe comprenant un maximum de six combattants: outre le protagoniste et Nemissa qui y occupent une place permanente, il est possible d’invoquer jusqu’à quatre démons simultanément. Contrairement aux deux personnages humains, les démons ne gagnent pas de niveaux: cette contrainte amoindrit progressivement leur efficacité jusqu’à les rendre fatalement inutiles, et il est alors nécessaire de constamment les remplacer par d’autres plus puissants au moyen des négociations ou des fusions. Fusionner des démons permet également de transmettre plusieurs de leurs compétences au démon héritier. Comme vous ne pouvez pas influer sur les scores que possèdent les démons dans les six caractéristiques, leurs pouvoirs offensifs tendent à être moins puissants que ceux de Nemissa, et il peut alors être plus intéressant de leur attribuer des magies de soutien. Ces sorts qui occupent généralement une place importante dans les MegaTen peuvent être divisés en deux catégories: les buffs sont reconnaissables à leur suffixe "‑kaja", tandis que les debuffs présentent le suffixe "‑nda". Dans Devil Summoner: Soul Hackers, il est possible de lancer jusqu’à quatre fois un même sort de soutien afin d’optimiser son effet: ainsi, cumuler quatre Rakunda (diminue la défense des adversaires) avec quatre Tarukaja (augmente les dégâts physiques du lanceur et de ses alliés) et quatre Makakaja (augmente les dégâts magiques du lanceur et de ses alliés) permet d’infliger des dégâts considérables à chaque action offensive effectuée. Enfin, pour être invoqué, chaque démon requiert une quantité plus ou moins importante de Magnétite (abrégée en "MAG"), qu’il est notamment possible de récupérer en remportant des combats. Les démons invoqués consomment également cette ressource à chaque pas réalisé pendant les phases d’exploration, et si le protagoniste est à cours de celle-ci, ils perdent en contrepartie des points de vie pendant les déplacements. Cette denrée peut également servir de monnaie lors des négociations avec les démons. Il est aussi possible d’échanger de la Magnétite contre des yens (ou vice-versa) auprès de l’un des commerçants d’Amami, et celle-ci constitue alors votre principale source de réapprovisionnement pécuniaire, l’argent servant évidemment à renouveler les pièces d’équipement et les stocks d’objets consommables.


Contrairement aux autres MegaTen, la série Devil Summoner place au centre de son système de combat la relation que votre protagoniste entretient avec les démons de son équipe. Dans Devil Summoner: Soul Hackers, ces derniers possèdent chacun une jauge de loyauté qui peut potentiellement évoluer à chacun de leur tour d’action. Chaque démon présente une personnalité parmi les cinq suivantes: sly ("espiègle"), calm, kind ("aimable"), wild ("féroce"), et dumb ("idiot"). Cette nature détermine son comportement en combat ainsi que ses actions de prédilection. Ainsi, un démon sera plus ou moins enclin à obéir à vos ordres selon sa personnalité, l’état de sa jauge de loyauté et l’action que vous lui demandez d’exécuter. Si cette dernière est en accord avec sa personnalité, il l’effectuera de son plein gré, et sa loyauté pourra également augmenter; dans le cas contraire, il coopérera éventuellement à contrecœur si son score de loyauté est suffisamment élevé ou il désobéira, ce dernier cas de figure pouvant de surcroît diminuer sa loyauté. Par exemple, un démon de nature sly aime reposer sur la magie offensive, mais si vous lui demandez d’utiliser une compétence physique, il aura plus de chance de respecter cet ordre si sa jauge de loyauté est pleine que si elle est seulement remplie à moitié. Ainsi, il convient d’être attentif aux remarques qu’énoncent les démons au moment de leur tour d’action, car elles permettent de savoir si votre ordre influe positivement ou négativement sur leur score de loyauté, sachant que la couleur du texte permet de comprendre sans le lire si le démon concerné est contrarié (rouge), satisfait (bleu) ou s’il s’accommode tant bien que mal de l’action qu’il doit exécuter (blanc). Il est également possible de le laisser agir à sa guise en sélectionnant la commande go, qui permet notamment d’éviter de mécontenter les démons de nature calm ou dumb. En effet, les premiers tendent à analyser la situation afin de s’y adapter du mieux qu’ils le peuvent, et ils n’hésiteront pas à rejeter votre ordre s'il diffère de l’action qu’ils comptaient effectuer, tandis que les seconds n’en font qu’à leur tête et adoptent un comportement imprévisible. Ainsi, dans les deux cas, ils peuvent aisément désobéir et diminuer leur loyauté si l’action demandée ne leur convient pas. Un autre moyen d’augmenter la loyauté d’un démon consiste à lui offrir des objets qu’il est possible d’acheter ou de trouver. Sa personnalité détermine le type d’offrande qu’il apprécie, et il refusera tout cadeau qui ne satisfait pas ses goûts; par exemple, un démon de nature sly raffole des pierres précieuses, mais se vexera s’il reçoit de la viande. Il est également possible de se procurer auprès d’une commerçante d’Amami des boissons alcoolisées qui changent temporairement la personnalité des démons; par exemple, avec l’un de ces breuvages, il est possible de contraindre un démon de nature kind d’utiliser sans broncher la magie offensive en lui attribuant, le temps d’un combat contre un boss, la personnalité sly. Pour constituer une équipe viable, outre les liens que votre protagoniste tisse avec ses démons, il convient de considérer les affinités entre ces derniers. Celles-ci sont représentées par leur alignement, qui correspond à l’un des cinq types suivants: extreme law, law, neutral, chaos et extreme chaos. Une équipe ne peut comporter simultanément que trois types d’alignement différents, sachant que le type neutral tolère toutes les configurations, tandis que les deux types extreme empêchent d’invoquer des représentants de l’alignement opposé. Il en résulte que les combinaisons d’alignements possibles sont les suivantes: "extreme law, law, neutral", "law, neutral, chaos" et "neutral, chaos, extreme chaos". Enfin, au début du jeu, le protagoniste doit retrouver une étrange statuette qui lui permettra de créer un démon artificiel unique, qui échappe aux contraintes évoquées précédemment. Ainsi, le Zoma est une créature neutre qui est dépourvue de personnalité, qui ne remet jamais en question les ordres donnés par son maître, et qui ne consomme pas de Magnétite. Il évolue en puissance grâce aux fusions, et si vous n’êtes pas satisfait du résultat, vous pouvez le faire revenir à sa forme initiale en le fusionnant pendant la phase de nouvelle lune.


Au vu des éléments de game design exposés dans les deux paragraphes précédents, le rôle du protagoniste en combat semble se résumer à ne pas contrarier ses démons afin que ces derniers ne le trahissent pas à un moment critique, et à se protéger afin de ne pas se faire tuer, car son décès engendre immédiatement un Game Over, les sorts de mort instantanée de type Mudo constituant alors sa hantise. Pour le reste, il ne peut qu’attaquer avec son arme blanche ou son arme à feu, ou s’improviser guérisseur de seconde zone en utilisant des objets curatifs, alors que Nemissa et les démons font preuve d’une grande polyvalence du fait qu’ils ont accès à un large éventail de sorts et de compétences. Néanmoins, le protagoniste dispose de quelques atouts inédits qui peuvent faciliter l’exploration ou améliorer son utilité en combat. Ainsi, le GUMP ne sert pas uniquement à communiquer avec les démons et à les invoquer, puisqu’il est possible d’y installer des programmes informatiques une fois que vos personnages ont rencontré un certain duo de DJ hackers. Ces applications octroient au protagoniste différents pouvoirs passifs qui peuvent l’aider aussi bien pendant les phases d’exploration que lors des combats. Par exemple, initialement, il est possible de sauvegarder uniquement au QG des Spookies ainsi que dans les terminaux qu’abritent les donjons, mais l’un des programmes qu’il est possible d’installer permet d’enregistrer sa progression n’importe où, et ainsi de remédier à cette contrainte. De même, le protagoniste peut utiliser des applications facilitant les négociations avec les démons, ou qui lui permettent de communiquer avec des espèces avec lesquelles il ne peut pas interagir habituellement. Enfin, à partir d’un certain stade du jeu, il obtient une étrange épée qui peut améliorer son utilité s’il exploite convenablement les particularités de celle-ci. En effet, cette arme peut être fusionnée avec un démon afin d’accroître son efficacité ou de lui attribuer un élément. De ce fait, par exemple, si vous ne parvenez pas à vaincre un boss peu sensible aux attaques physiques, il peut être judicieux de forger une épée de foudre ou de feu afin de contourner cette résistance et ainsi d’augmenter les dégâts infligés.


Devil Summoner: Soul Hackers dispose d’un game design classique, en dépit de quelques subtilités, et se montre indéniablement austère. Outre sa structure empruntée au genre du Dungeon RPG évoquée précédemment qui peut rebuter les personnes qui n’aiment pas ce type de jeu, ce titre repose sur un aspect visuel daté ainsi que sur une ergonomie issue d’une autre époque, ce qui peut dérouter les joueurs et joueuses qui ont découvert les MegaTen avec les trois derniers épisodes de la série Persona. Les personnages avec lesquels le protagoniste peut discuter ne sont pas représentés physiquement: ils prennent la forme de sphères de couleur verte sur la carte de la ville d’Amami, tandis qu’ils se manifestent dans les donjons uniquement lorsque vous vous trouvez sur la même case qu’eux. Les dialogues imposent une mise en scène figée, et les décors ainsi que les personnages sont représentés par des artworks. Les donjons sont constitués d’environnements aux couleurs ternes et la répétitivité des décors offre peu de repères visuels, tandis que leur level design labyrinthique vous oblige à consulter régulièrement la carte pendant vos excursions, des contraintes qui sont récurrentes dans les Dungeon RPG. L’esthétique du jeu repose fortement sur des couleurs froides: les camaïeux de verts et de violets composant les différents plans de la carte d’Amami donnent l’impression que la ville est plongée dans une nuit éternelle, tandis que le bleu glacial dont se parent les menus achève de contribuer à leur austérité. Lors des fusions, il est impossible d’afficher les descriptions des différents sorts et compétences que possède chaque démon: ces informations ne peuvent être consultées que dans les menus des phases d’exploration et des combats. Néanmoins, outre la présence d’un code couleur qui permet de distinguer les compétences physiques (bleu) des sorts (vert), les joueurs et joueuses qui ont joué à d’autres jeux de la saga Megami Tensei connaissent les effets de plusieurs de ces pouvoirs, et ils reconnaîtront inévitablement certains noms qui leur sont familiers, comme Zio, Sukukaja, Rakunda ou encore Dia. Cependant, le portage 3DS se montre indéniablement paresseux sur ce point, alors qu’il aurait été possible de tirer profit de l’écran tactile de cette console en vous permettant de pointer le stylet sur le pouvoir dont vous souhaitez lire la description. Ce manque d'ergonomie paraît d’autant plus surprenant que cette version utilise intelligemment l’écran inférieur de la 3DS, qui affiche en permanence la carte du donjon que vous êtes en train d’explorer, ce qui évite de devoir ouvrir régulièrement le menu pour pouvoir la consulter.


Le poids de l’âge dont souffre Devil Summoner: Soul Hackers transparaît également dans son scénario, qui constitue l’un des points les plus critiqués par les personnes qui n’ont pas aimé ce jeu. En effet, si le monde virtuel de Paradigm X a pu marquer les joueurs et joueuses qui l’ont exploré grâce à la version originale, il paraît désormais daté aux yeux de celles et ceux qui l’ont parcouru au moyen du portage 3DS. Cependant, il convient de garder à l’esprit que les versions Saturn et PlayStation ont été publiées à la fin du XXe siècle, dans les années 90, à l’époque à laquelle Internet commençait à se démocratiser et à entrer progressivement dans le quotidien du grand public. Il faut alors considérer Paradigm X comme un reflet de la vision que les gens avaient de l’avenir de ce réseau mondial. Cette fascination qu’exerçaient naguère les univers virtuels transparaît également dans la volonté de retranscrire graphiquement tout phénomène informatique, comme en témoigne la cinématique d’introduction originale[6], qui est également incluse dans le portage 3DS[7]. Ces représentations peuvent désormais sembler désuètes, mais à l’époque de la sortie de Devil Summoner: Soul Hackers, tout était encore à inventer sur Internet: tous les fantasmes imaginables paraissaient alors réalisables, car le public n’était pas encore conscient du potentiel réel, des contraintes et des limites de ce nouveau moyen de communication. Par conséquent, un forum de discussions thématiques pouvait sembler plus engageant s’il était représenté par des salles virtuelles regroupant les avatars des participants, plutôt que par de simples fenêtres contenant du texte et des images. Des univers virtuels reposant sur ce concept, comme Second Life ou Habbo, ont fleuri entre la seconde moitié des années 90 et les années 2000, et permettaient d’interagir avec d’autres utilisateurs et utilisatrices. Il s’avère qu’à l’aube du XXIe siècle, nous surfons toujours sur Internet à l’aide d’un navigateur, tandis que les mondes virtuels sont réservés à des applications spécifiques (comme les jeux en ligne). Néanmoins, en dépit des éléments surnaturels et de fantasy que comporte l’intrigue, Devil Summoner: Soul Hackers traite les thématiques de l’informatique et d’Internet avec suffisamment de profondeur pour que plusieurs de ses propos se révèlent toujours d’actualité: sont ainsi abordés en filigrane la relation de dépendance que l’être humain entretient progressivement avec l’informatique et les machines qui l’aident au quotidien, l’isolement face à toute forme de vie sociale qui est paradoxalement provoqué par la possibilité de communiquer à distance, ou encore la collecte des données personnelles des internautes.


Ironiquement, l’austérité qui émane de Devil Summoner: Soul Hackers contribue étrangement à renforcer l’ambiance sombre qui plane sur la ville d’Amami. Les premiers pas du protagoniste dans Paradigm X se révèlent déroutants: il est accueilli par une hôtesse souriante, un membre du personnel déguisé en super héros se charge de lui présenter le fonctionnement de ce monde virtuel, et les forums sont envahis par d’autres utilisateurs et utilisatrices qui arborent des avatars plus ou moins extravagants. Cette déferlante de couleurs bigarrées, voire criardes, contraste fortement avec la froideur incommodante des environnements ternes que vous explorez tout au long de l’intrigue, et dissimule mal les sinistres secrets que cache le projet d’Algon Software. Des démons arpentent librement les locaux de cette firme et certains employés périssent sous leurs assauts, tandis que d’autres, terrorisés, cherchent désespérément à sauver leur vie. La curiosité que le protagoniste a pu éprouver de prime abord à l’égard de Paradigm X laisse rapidement place à de la méfiance, pendant que s’installe progressivement une ambiance oppressante qui ne cesse de s’intensifier à mesure que les Spookies découvrent les intentions des têtes pensantes d’Algon Software. Ainsi, le protagoniste évolue essentiellement dans des environnements urbains typiquement associés aux univers contemporains et cyberpunk, et seuls certains donjons de Paradigm X lui permettent de s’évader dans des lieux plus dépaysants, voire surréels. Cet assombrissement progressif de l’ambiance transparaît également dans la bande-son, qui résulte de la collaboration entre trois compositeurs qui ont su inscrire durablement leur style musical dans la saga Megami Tensei: Tsukasa Masuko, qui a notamment œuvré sur Digital Devil Story: Megami Tensei, sur Digital Devil Story: Megami Tensei II, sur Shin Megami Tensei, sur Shin Megami Tensei II et sur Devil Summoner; Toshiko Tasaki, qui a contribué entre autres aux OST du premier Persona, de Persona 2: Innocent Sin, de Persona 2: Eternal Punishment et de Shin Megami Tensei III; Shoji Meguro, qui s’est fait connaître avant tout grâce à ses compositions pour les épisodes sortis sur PlayStation 2. Les musiques de Devil Summoner: Soul Hackers tendent à être gouvernées par une rythmique entêtante prononcée, qui se montre en adéquation avec l’univers contemporain que vous explorez. Chaque donjon présente sa propre ambiance musicale, qui oscille notamment entre des thèmes mélancoliques ("Amami Airport (Vision Quest)", "Algon Headquarters") et inquiétants ("Amami Monolith"). Certains d’entre eux sont évolutifs, notamment pendant les phases de pleine lune, au cours desquelles ils peuvent radicalement changer de rythme, quand ils ne deviennent pas soudainement mélodieux (comme le prouve la fin de la piste "Virtual Park"). Quant aux pistes des affrontements, elles reprennent la grammaire musicale typique des MegaTen old school en se parant de sonorités nerveuses, leur courte durée accentuant leur intensité ("Event Battle 1", "Naomi Battle", "Yuda Battle", "Treasure Chest Battle"). Enfin, la musique qui accompagne les conversations avec les démons ("Battle Conversation") se distingue par l’atmosphère mystérieuse et teintée d’onirisme qu’elle instaure, et retranscrit avec justesse l’appréhension que votre protagoniste peut ressentir dès qu’il est confronté à ces créatures, le danger potentiel qu’elles peuvent représenter si la négociation échoue, mais également la promesse d’obtenir l’aide d’alliés puissants s’il parvient à les recruter.


Ainsi, Devil Summoner: Soul Hackers met en scène un univers cyberpunk sombre et intrigant dans lequel l’informatique côtoie le bestiaire mythologique des MegaTen. Si les Spookies n’échappent pas à certains clichés, ils se révèlent attachants et convenablement intégrés à l’intrigue. En effet, de nombreux RPG vous obligent à composer une équipe à partir d’une galerie plus ou moins fournie de personnages, et vous pouvez alors avoir la désagréable impression que ceux qui ne peuvent intégrer ce groupe sont condamnés à paresser. Or, Devil Summoner: Soul Hackers parvient à contourner cette incohérence en répartissant les tâches entre les personnages principaux: comme le protagoniste et Nemissa sont les seuls à savoir se battre, les autres Spookies aident indirectement votre duo à progresser dans les donjons grâce à leurs connaissances en informatique et en piratage. Si Leader et Lunch tendent indéniablement à se démarquer et à accaparer le premier rôle, chacun apporte sa contribution à sa façon, aussi modeste soit-elle. Il est évidemment impossible de parler des personnages sans évoquer la dualité entre Hitomi et Nemissa: dès le début de l’intrigue, les deux jeunes femmes sont contraintes de partager le même corps, et elles n’ont alors pas d’autre choix que d’apprendre à se connaître et à se faire confiance, en dépit des différences qui les opposent. En effet, alors que Hitomi se montre timide et douce, Nemissa possède un fort caractère et tend à imposer son avis sans prendre le temps de se concerter avec cette première, quand elle ne se permet pas d'allègrement railler Six à propos de ses peurs. En outre, la jeune démone tend à s’exprimer de façon enfantine: elle se désigne par son prénom plutôt que par le pronom personnel de la première personne, et elle fait preuve d’une sincérité désarmante qui peut donner l’impression qu’elle est incapable de ressentir de l’empathie. Ce second point peut placer Hitomi dans des situations délicates, auxquelles elle tente tant bien que mal de remédier en reformulant de façon plus ou moins maladroite la phrase qui est à l’origine de mésententes. Les dialogues amusants qui résultent de leurs comportements opposés participent à l’attachement que vous pouvez ressentir à leur égard: Hitomi se démarque par sa gentillesse et son innocence, tandis que Nemissa se distingue par son caractère impulsif et son sens de la répartie. Malheureusement, les antagonistes n’ont pas bénéficié d’un tel soin de traitement, et certains d’entre eux apparaissent une seule fois le temps d’un combat, avant de disparaître définitivement sans que vous ayez pu connaître leurs motivations. Devil Summoner: Soul Hackers possède une durée de vie peu élevée pour un RPG, puisqu'il est possible de le finir en une trentaine d’heures, mais il présente un contenu annexe considérable: outre les quêtes secondaires, les donjons optionnels et la possibilité de compléter à 100% le compendium des démons pour les plus perfectionnistes, le New Game + permet de modifier l’issue d’un certain évènement scénaristique. Finir le jeu une première fois permet d’accéder à un donjon postgame qui s’achève sur un défi facultatif intense: après un affrontement contre le protagoniste du premier Devil Summoner, Raidou Kuzunoha[8] impose une succession de batailles ardues afin de déterminer quel protagoniste de la licence Devil Summoner constitue le meilleur invocateur de démons.


Devil Summoner: Soul Hackers constitue un témoin de l’époque à laquelle il a été publié, à savoir la fin du XXe siècle, lorsque le grand public effectuait ses premiers pas sur Internet et découvrait le potentiel de ce réseau mondial. Il vous confronte à un scénario dont les thématiques restent d’actualité, malgré une représentation visuelle désuète de l’informatique. Cet aspect daté s’étend à son game design proche de celui des premiers MegaTen, à son interface qui peut sembler aussi froide que l’ambiance du jeu du fait de son manque d’ergonomie, ainsi qu’à ses décors ternes qui peuvent paraître peu engageants. Ainsi, cet épisode s’adresse avant tout aux joueurs et aux joueuses avertis, car son austérité risque de dérouter celles et ceux qui ont découvert les MegaTen avec les volets sortis sur PlayStation 2. Néanmoins, bien qu’il subisse inéluctablement le poids de l’âge, Devil Summoner: Soul Hackers demeure un épisode unique, dans lequel les éléments d’occultisme typiquement associés aux Megami Tensei se mêlent à un univers cyberpunk inédit dans cette saga.



Notes de bas de page

[1] Il est notamment possible de mentionner les deux épisodes fondateurs, Digital Devil Story: Megami Tensei et Digital Devil Story: Megami Tensei II, ainsi que les séries suivantes: Shin Megami Tensei, Majin Tensei, Devil Summoner, Persona, Digital Devil Saga, Devil Survivor.

[2] Les lecteurs et lectrices qui souhaitent en savoir plus sur la série Persona et comprendre les raisons de son succès peuvent consulter l'article suivant sur le site HautBasGaucheDroite: https://www.hautbasgauchedroite.fr/fr/carnet/10/tomber-le-masque-retour-sur-20-ans-de-persona.

[3] Dans les MegaTen, le terme "démon" est communément employé pour faire référence aux créatures qui composent le bestiaire de cette licence, et il désigne ainsi tout être surnaturel, ce qui englobe entre autres les anges et les animaux mythiques.

[4] Dans les MegaTen, le protagoniste a tendance à être muet du fait qu'il constitue votre avatar, et vous pouvez alors le nommer comme vous le souhaitez.

[5] Le terme "MegaTen old school" désigne ici les épisodes suivants: Digital Devil Story: Megami Tensei, Digital Devil Story: Megami Tensei II, Shin Megami Tensei, Shin Megami Tensei II et le premier Devil Summoner.

[6] Introduction des versions Saturn et PlayStation: https://www.youtube.com/watch?v=iwMC24UJHbc.

[7] Pour visionner l'introduction des versions Saturn et PlayStation dans le portage 3DS, il suffit de patienter quelques secondes sur l'écran-titre, après avoir regardé ou sauté la nouvelle cinématique.

[8] Le protagoniste de Devil Summoner: Raidou Kuzunoha vs. The Soulless Army et de Devil Summoner: Raidou Kuzunoha vs. King Abaddon, qui constituent respectivement les troisième et quatrième épisodes de la série Devil Summoner.



Bibliographie

Fiche de l'OST sur le site VGMdb: https://vgmdb.net/album/2910

Icia_
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le 26 janv. 2024

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