Parmi les jeux indépendants sortis de nul part pour faire sensation dans le paysage vidéoludique en occupant un sous-genre de niche, Disco Elysium en est un illustre exemple de sa génération. Jeu de rôle occidental axé sur les dialogues au sein d’une enquête policière dans un univers fictif steampunk ayant pris la forme jusque là d’un jeu de rôle papier, le tout développé par un collectif d’une dizaine d’artistes estoniens sans grande expérience du média vidéoludique, Disco Elysium propose une expérience rôliste et narrative originale, 20 ans après Planescape Torment qui reposait aussi sur ce concept mais dans un univers très différent.
Faire revivre ce concept très peu accessible sans notoriété, avec peu de moyens et peu d’expérience semblait vouer à l’échec dans l’indifférence générale, et pourtant... Voyons ce que j’en ai pensé et commençons par son gameplay qui conditionne beaucoup de choses malgré la part importante de la narration.
GAMEPLAY / CONTENU : ★★★★★★☆☆☆☆
Disco Elysium se présente sous la forme d’un jeu de rôle occidental à l’ancienne avec déplacement dans un environnement isométrique jusqu’à déclencher des dialogues dans lesquels des répliques et des actions peuvent faire l’objet de jets de dés, plus ou moins facilités par nos statistiques, déterminées par notre utilisation de l’expérience et notre équipement, ainsi que par nos actions et choix précédents. Le résultat du jet de dés entraîne la réussite ou l’échec de la réplique ou de l’action. Cet échec peut parfois mener à une situation alternative aussi intéressante, voire plus intéressante que si l’on avait réussi, mais le plus souvent ça peut nous priver d’options de dialogue intéressantes et/ou nous mettre en danger nos jauges de santé physiques et mentales pouvant aller jusqu’à provoquer une fin de partie prématurée.
Évidemment, jets de dés signifient une grande part d’aléatoire, ce qui veut dire accepter un raté accidentel sur 92 % de réussite, ou bien recharger plusieurs fois la partie jusqu’à la réussite même si le jet n’avait que 30 % de réussite. Je n’appréciais pas cette mécanique dans les RPG d’antan, c’est la même ici. D’une part, je ne vois pas l’intérêt ludique de rechercher une partie 1, 2, 3, 4, 5 fois jusqu’à réussite de l’action par pur hasard. D’autre part, je me sens encouragé par le jeu à le faire car autrement il me prive d’une quantité de point d’expériences utiles pour mieux profiter de l’histoire et limiter le risque de game over.
Certes, le jeu peut être fini sans optimiser la collecte de points d’expérience, mais d’une part on est pas censé le savoir avant de finir le jeu une première fois, d’autre part le contenu annexe est si intéressant et exigeant en statistiques que je maintiens que le jeu encourage cette optimisation et par extension la sauvegarde rapide, très facile à faire sans aucune contrepartie. Et en plus, il y a quelques rares situations à risque de game over passif, de nouvelles sauvegardes manuelles de temps en temps s’imposent pour s’en prémunir, notamment en début de partie. Pour moi, ce système de jeu n’est pas abouti et le système de sauvegarde hyper permissif en est l’aveu d’échec même si c’est ce qui fait paradoxalement qu’il ne pose pas trop de problème.
La gestion des points de talent et de la monnaie du jeu constituent une partie gestion sympathique mais manquant de pédagogie. Bien assurée, elle peut faciliter les choses en augmentant grandement nos chances d’obtenir des indices supplémentaires ou tout simplement de survivre. C’est néanmoins assez obscur entre un système de classes pas très bien expliqué et une gestion de l’argent qui peut être mise à mal dès les premières heures de jeu en nous dépouillant inutilement de tous les sous qu’on aurait pu récupérer depuis le début de la partie. Il faut presque faire une première partie de 4-5 heures pour bien tout assimiler et recommencer une nouvelle partie mieux optimisée, il y avait sans doute mieux à faire pour enseigner ces mécaniques.
Un autre problème c’est que la gestion de l’inventaire devient assez rapidement laborieuse, notamment pour les vêtements qui auraient bien eu besoin d’options de tri. Moi qui cherche toujours à obtenir le maximum de chances de réussir un lancer de dès, je dois constamment rechercher dans l’inventaire les items boostant un trait de personnalité et la possibilité de trier manuellement n’est vraiment pas pratique, un simple filtre pour mettre en évidence les vêtements boostant un trait de personnalité précis aurait suffi à résoudre le problème.
En ce qui concerne les déplacements dans l’environnement isométrique, si c’est très simpliste ce n’est pas parfaitement maîtrisé, on a parfois du mal à distinguer le décor du chemin, surtout dans les moments de verticalité, la course peut ne pas se déclencher correctement pour d’obscures raisons... Au moins les commandes à la manette pour les portages sur consoles sont assez intuitives pour aller d’interaction en interaction sans risquer d’en oublier une au passage, même si les commandes au clavier-souris restent supérieures.
La zone de jeu totale n’est pas très grande en comparaison de la durée de vie du titre entre 30 et 40 heures, qui s’explique par la longueur des dialogues, mais le level-design a quelques fulgurances avec des raccourcis pratiques et surprenants à débloquer, peut-être en aurait-il fallu davantage. Si le gameplay de Disco Elysium n’est donc ni inexistant, ni catastrophique, c’est là que je vois le manque d’expérience des développeurs qui avaient beaucoup de bonnes idées ludiques mais qui ne sont pas parvenus à aussi bien les exécuter, contrairement à leur travail d’écriture.
SCENARIO / NARRATION : ★★★★★★★★★★
L’univers steampunk fictif mais quasiment uchronique post-commune de Paris est très riche d’histoire pour développer des propos de fonds et parfait théâtre pour cette enquête aussi extravagante que mélancolique. En effet, imaginez que la commune de Paris ait été écrasée non pas par ce qui sera la IIIème république française mais par une coalition étrangère dominant une France devenue l’ombre d’elle-même après une monarchie décadente et une révolution avortée ayant plongé le pays dans l’abîme. Avancez de plusieurs décennies pour évoluer dans cette société autrefois grande et fière, désormais fracturée et miséreuse et vous voilà dans Disco Elysium.
Le scénario y prenant place est une enquête policière dans laquelle nous incarnons un flic alcoolique, au fond du trou et très instable psychologiquement devant travailler avec un nouvel équipier beaucoup plus propre sur lui, devant se coltiner le boulet que nous paraissons être. Il faut clairement accepter ce parti pris radical de nous faire incarner un protagoniste aussi pathétique, se réveillant en slip affalé au milieu d’une chambre d’hôtel sans dessus dessous, bouteille vide à la main, pouvant mourir dès les premiers instants en tentant de récupérer maladroitement sa cravate suspendue derrière les pales d’un ventilateur.
Fort heureusement, il nous est possible de très vite se ressaisir petit à petit, de réparer les dégâts qu’on a occasionné en étant ivre, de choisir l’objectif qui va nous pousser à aller de l’avant… tout comme on peut s’enfoncer toujours plus loin dans nos addictions, notre folie et nos comportements déviants. La première option me convient mieux et je trouve que tous ces petits moments de rédemption que le jeu propose fonctionnent très bien, même des fois quand le jeu nous fait croire qu’il va prendre les choses à la légère, comme le plan drague foireux devenant une belle ballade apaisante. Et le duo que l’on forme avec notre coéquipier répond très bien à ce développement personnel.
Les intrigues secondaires sont très nombreuses et explorent plein de directions différentes, humoristiques, mélancoliques, politiques, artistiques, philosophiques… Évidemment, cela implique que plusieurs m’ont plutôt ennuyé, c’est inévitable vu la diversité des sujets, mais j’en retiendrai une bien plus grande proportion d’intrigues qui m’auront captivé et/ou ému, la petite Annette qui travaille dure dans le froid pour sa maman libraire qui ne réalise pas ce qu’elle inflige à sa fille, la mère au foyer Billie à qui on doit annoncer aussi délicatement que possible la mort de son mari…
Et l’intrigue principale est d’excellente facture également, très bien imbriquée avec l’univers et les quêtes annexes, enchaînant les retournements de situation et les pistes de réflexion, prenant en compte nos choix et notre profil… même si la résolution finale révèle une enquête plus prétexte à tout le reste qu’une enquête palpitante en elle-même. Les secrets les plus difficiles et intéressants à dénicher ne concernent pas l’enquête ou très indirectement, il faut donc accepter ce parti pris et la fin qui va avec, mais comme tout ce qu’il y a durant et autour l’enquête est palpitant, ça ne me pose aucun problème.
Tout ceci finit par constituer l’un des jeux les plus verbeux de l’histoire du média avec un million de mots, détrônant Planescape Torment, dans lequel on retrouve plein de styles d’écriture et de noms propres pour cette fiction largement inconnue que l’on découvre logiquement avec les yeux de notre protagoniste amnésique. Ça peut rendre le jeu ennuyeux lors des rares moments où l’intrigue ne me plaît que moyennement, mais c’est un parti pris radical cohérent avec la promesse du titre, très bien exécuté dans l’ensemble de surcroît. L’absence de traduction à la sortie du jeu lui était très préjudiciable, mais la très bonne traduction française qui s’en est suivie a rapidement résolu le problème.
L’impact des talents sur la narration, l’équivalent des caractéristiques, est très bien pensé pour permettre une immersion maximale. Les réactions automatiques aux dialogues en fonction de nos traits de personnalité permettent de bien individualiser la partie et de renforcer considérablement le sentiment d’immersion. Ces 24 talents pouvant se parler entre eux durant nos réflexions constituent également un principe narratif original en parfait accord avec le ton du scénario et la liberté de choix par le système de dialogues.
L’idéologie politique que l’on adopte et les réflexions que l’on choisit de creuser se débloquent logiquement en réaction à des choix forts, c’est en se confrontant au machisme d’un personnage qu’on peut se découvrir une conviction féministe, et nous offre des bonus et malus cohérents et amusants en fonction des choix, typiquement un ultra libéral se verra doté de moyens supplémentaires de gagner de l’argent au prix de son empathie. Il en va de même pour l’équipement, un costard permettra d’être plus séduisant mais moins habile.
Nos choix sont très nombreux et très importants, ils peuvent directement influer sur notre survie mais aussi sur la survie de personnages parmi les plus importants et charismatiques du jeu, échapper à tout manichéisme en nous posant des dilemmes où il nous faut choisir entre deux maux le moindre, offrir d’importantes variantes à la fin… Et ils assurent aussi une fonction de rythme des dialogues qui ne souffrent pas du symptôme du très long monologue difficile à suivre puisqu’on est libre d’interrompre l’interlocuteur, de changer de sujet avant d’y revenir, de ne pas poser des questions qui ne nous intéresseraient pas...
Afin de contourner la limite des moyens pour proposer malgré tout des doublages si attendus dans un jeu aussi narratif, Disco Elysium a d’abord choisi la voie intelligente de ne doubler que le début des dialogues pour que nous puissions nous les représenter mentalement, jusqu’à ce que le studio ait les moyens de proposer un doublage intégral avec l’édition The final Cut. Et c’est peu dire que ces doublages sont de très grande qualité, et bien sur toutes les nuances d’anglais et de french touch, écho à l’univers international et à l’inspiration historique, sont absolument fantastiques. Mais après tous ces éloges, redescendons un petit peu avant de conclure.
RÉALISATION / ESTHÉTISME : ★★★★★★★☆☆☆
Bon, petit studio inexpérimenté oblige, la réalisation de Disco Elysium d’un point de vue strictement technique n’est clairement pas son point fort. Les modèles 3D sont assez peu détaillés et ils ne sont même pas toujours très bien accordés avec leurs portraits respectifs, les décors sont très peu animés et n’évoluent pas beaucoup à travers l’aventure alors qu’ils ne sont pourtant pas très nombreux, les effets visuels sont aussi rares que simples, l’interaction avec l’environnement peut être masqué par un fondu au noir pour s’économiser le rendu visuel, des temps de chargement un peu longs interrompent souvent l’exploration… pour un jeu isométrique de 2019, c’est passable, sans plus.
Mais il n’y a rien qui fait tâche non plus, comme des bugs visuels ou un framerate en dessous de tout, donc la direction artistique peut totalement compenser et si les joueurs et les critiques ont eu tendance à aduler le style artistique du jeu avec ses portraits de personnages façon peintures à l’huile, le design psychédélique de ces talents ou du cabinet de pensée… Et que je reconnais sans peine l’identité visuelle, la cohérence de la proposition et le soin apporté, je dois admettre que ce n’est pas trop à mon goût, ce qui m’a empêché d’en profiter autant que les plus grands fans du jeu.
Mais c’est de qualité et c’est aussi bien utilisée pour renforcer l’expérience narrative, la direction artistique étant au service de la narration avec ces grands bâtiments délabrés pour souligner la grandeur passée de la ville, ce vitrail majestueux mais aussi fracturée pour représenter un idéal saccagé, ces habitations tellement précaires pour témoigner de la misère de ce quartier délaissé, ces impacts de balles imprimés sur le mur rappelant les atrocités qui s’y sont produites… mais plus encore que l’esthétisme, ce sont les musiques qui feront formidablement ce travail selon moi.
L’OST, composée par le groupe de rock alternatif anglais British Sea Power sans expérience dans le jeu vidéo, se repose sur des musiques d’ambiance très efficaces en s’autorisant quelques thèmes chantés mélancoliques mémorables. Ces musiques s’inscrivent parfaitement dans l’ambiance du jeu avec les sensibilités pop entraînantes de Whirling in Rags, 8 PM qui souligne l’envie de démarrer la nouvelle journée que l’on espère meilleure que la précédente, les motifs lugubres de Instruments of Surrender qui marquent la désolation qui s’impose à nous, la douce harmonie de La Revacholière à laquelle s’invite d’étranges sonorités témoignant du calme contemplatif du moment malgré qu’il nous dépasse...
L’interface est quant à elle assez sobre mais plutôt bien pensée avec ce volet latéral dynamique lors des dialogues pour faire défiler le texte constamment, afin que l’on ne soit jamais confronté à un gros bloc de texte intimidant, tout en donnant une grande place au décor qui occupe la majeure partie de l’écran. La scénographie lors de nos analyses de scènes de crime est également très bien fichue même si assez rare, justifiant là-aussi ce découpage ne laissant que peu de place au texte par lequel l’essentiel de l’expérience de jeu passe.
CONCLUSION : ★★★★★★★★☆☆
Malgré des limitations techniques par le manque de moyens et des fautes d’ergonomie par le manque d’expérience, Disco Elysium est une expérience narrative d’une immense richesse et d’une parfaite maîtrise ayant le mérite de se proposer sous la forme d’un concept ludique et artistique aussi original que radical. Le milieu du jeu de rôle occidental focalisé sur les dialogues au détriment de l’action ne comporte que peu de représentants et cette petite production estonienne est parvenue à se hisser parmi ses plus illustres toute génération confondue.