Dans la catégorie très fermée des Visuals Novels indépendants étant parvenus à se faire connaître d’un public plus large que le public de niche qui s’intéresse au genre, Doki Doki Litterature Club sort en 2017 littéralement de nul part, son game-designer étant surtout connu pour le mod Project M. de Super Smash Bros Brawl. Se présentant comme un visual novel de type Moege, c’est-à-dire de la romance soft avec des filles mignonnes dans une ambiance détendue, avant de se tourner davantage vers le type Denpa, soit de l’horreur psychologique, sur une durée exceptionnellement courte pour le genre de 4 à 5 heures de lecture et au prix libre. Voyons ce qu’il en ressort.
Pour information, je ne parle ici que de la version originale sur PC datant de 2017, non de la version payante, remaniée et enrichie Doki Doki Litterature Club Plus de 2021, disponible sur consoles.
SCENARIO / NARRATION : ★★★★★★★★☆☆
Le jeu se donne deux bonnes heures pour reproduire un visual novel de romance s’étendant généralement sur 10 heures minimum, plusieurs dizaines d’heures le plus souvent, il va donc droit au but. Nous incarnons un adolescent tout de suite introduit comme taquin, gentil et geek qui se retrouve dans un club de littérature avec 4 adolescentes qui se chamaillent à coup de cookies, qui se défient en écrivant des poèmes… et qui semblent toutes avoir un petit faible pour notre personnage qui se lance dans un flirt assez inoffensif avec 3 d’entre elles, la 4ème semblant d’abord inaccessible.
Nos choix de romance influent de façon cohérente les réactions des personnages, un mini-jeu de personnalité déguisé est proposé pour déterminer quelle fille on préférerait a priori… ce n’est pas très développé et ça repose sur des clichés pour fonctionner mais ça fonctionne sur moi. Je me suis très rapidement attaché à la romance, la preuve en est que j’ai bien pris peur de ce qui pourrait arriver quand le jeu laisse entendre qu’un virage va se produire, la routine est perturbée et non finalement la romance reprend et j’en suis soulagé. Ça ne trompe pas.
Pendant cette période mignonne, le scénario produit quelques mises en abîme intéressantes avec son sujet de départ : la littérature avec des références littéraires qui font autant sens dans le récit que pour nous lecteur, ça ironise sur le monologue intérieur qui sert à suivre les pensées de notre personnage, ça parle de la traduction de mauvaise qualité qui ne peut pas reproduire un jeu mot japonais, ça parle de l’enjeu de s’exprimer à travers les mots et le style d’écriture, ça parle de la différence entre écrire pour soi et écrire pour un public…
Le jeu ayant averti dans sa communication comme à son lancement de partie le tournant horrifique qu’il finit par prendre, il s’amuse très bien à amorcer ce tournant pour de faux avant de vriller d’un coup brutal avec une scène choc mémorable. Le jeu devient alors une expérience horrifique extrêmement originale, profonde et intelligente grâce à une idée centrale même si présentant quelques imperfections, et à partir de là je vais être obligé de spoiler méchamment :
Avoir confondu le rôle de président du club dans l’histoire à celui d’un personnage qui prend conscience du jeu dans lequel il se trouve, tout en étant exclu des routes de romance possibles, et est condamné à tenter de déformer le jeu de romance pour capter l’attention du joueur sans maîtriser les bugs et l’ambiance qui virent au cauchemar, est une idée assez brillante. Ça permet d’exploser le quatrième mur pour des effets surprenants, ça justifie des ruptures de ton et des effets de mise en scène très originaux, ça fournit un twist final très réussi avec Sayori qui prend la place de Monika dans la première fin, ça offre un post-game original avec plein de secrets à découvrir et de mystères à interpréter en manipulant les fichiers du jeu pendant la partie…
Ce qui est moins maîtrisé avec cette idée, c’est le rôle du protagoniste qui s’efface complètement pour laisser place au joueur à qui le jeu s’adresse directement. Mais il y a toute cette partie où le jeu oscille entre les moments où il essaie de reprendre son fil romantique et de s’adresser au personnage tout en revenant constamment à sa partie horrifique s’adressant au joueur, et c’est vraiment pas très clair à ce moment-là si notre personnage existe encore, s’il devient muet, s’il est reboot… c’est assez confus.
RÉALISATION / ESTHÉTISME : ★★★★★★★☆☆☆
Le menu et l’interface rose bonbon à en rendre jalouse Barbie, le chara-design très kawaï de nos personnages féminins qui sont les uniques personnages représentés dans le jeu, la déclinaison des portraits en style chibi lors de l’écriture des poèmes, les musiques très douces et/ou très entraînantes pour nous accompagner gentiment dans cette ambiance où on a envie de manger de la guimauve et de boire un chocolat chaud enroulé dans un plaid... Ainsi, on retrouve d’abord tous les codes visuels d’un visual novel moege très classique, même si certains vont encore plus loin dans le genre.
Ceci étant dit, certaines illustrations sont soudainement plus détaillées et aux couleurs plus contrastées que la moyenne qui est plutôt simplement correcte, les arrières-plans ne sont pas hyper nombreux ni très détaillés, le chara-design semble parfois manquer d’harmonie entre différents écrans… ce n’est clairement pas l’un des plus beaux Visual Novel de romance de son époque, malgré sa courte durée de vie qui permettait d’y mettre le paquet, c’est simplement correct.
Non, la réussite artistique se trouve véritablement dans sa deuxième partie horrifique car une fois le twist arrivé alors là c’est show-time ! Ça utilise les caractères et la vitesse de défilement du texte, les glitches, les filtres graphiques, le mixage sonore, les écrasements de sauvegarde, de faux écrans de fin ou de faux messages d’erreur, le curseur de la souris… La mise en scène est très ingénieuse pour un Visual Novel qui est un genre extrêmement codifié, tout l’intérêt visuel du jeu est là.
Alors pour certains ça suffit à crier au génie tant c’est hors du commun, et les propositions visuelles et sonores aussi originales sont effectivement rares dans le média, surtout à cette époque, mais j’aurais tendance à relativiser. Ça reste une petite production limitée par ses modestes moyens et en 2017 je trouve l’ensemble trop léger pour le trouver excellent mais c’est incontestablement réussi et intéressant, à l’image du jeu.
CONCLUSION : ★★★★★★★☆☆☆
Si son accessibilité, entre sa courte durée de vie et son prix libre, a sans doute largement contribué à sa popularité, Doki Doki Litterature Club remplit bel et bien sa promesse d’un faux jeu de romance mignon révélant une expérience horrifique extrêmement originale au cours d’un scénario intelligent et surprenant. Je ne peux que vous le recommander si vous être prêt à vivre une expérience dépaysante, et même malaisante, et que vous acceptez les ambitions modestes de cette production indépendante.