Cette critique parlera de toutes les fins du jeu et d'éléments majeurs de narration. [Spoiler]
Sorti plus de vingt ans après ce qui avait marqué l’âge d’or de la franchise, Silent Hill F est sans doute l’opus le plus audacieux et le plus singulier de la série. Loin de recycler les codes déjà éprouvés, il les transplante dans un autre espace et un autre temps : le Japon rural des années 1960. Ce choix n’a rien d’anecdotique, car il ne s’agit pas simplement d’un décor exotique, mais bien d’un cadre culturel porteur de sens, où l’horreur surnaturelle vient se greffer sur une horreur sociale, tout aussi terrifiante. Le jeu place la condition féminine au cœur de son propos, dénonce la rigidité des traditions et montre comment une société corsetée peut détruire ses individus, en particulier les femmes, réduites à un rôle purement fonctionnel. Cette idée s’incarne d’abord dans la mère d’Hinako, femme brisée par son mariage, perçue comme faible, minable et sans courage par sa propre fille. Hinako est témoin de l’abus systématique dont elle est victime, d’un mari qui impose sa volonté sans jamais subir de conséquence. Cette relation parentale devient le vecteur de son refus de se marier par devoir, et fonde son désir profond de choisir par elle-même son avenir. Mais le jeu montre aussi la reproduction de ce schéma à travers sa sœur, dont le mariage équivaut à une mort sociale : Elle n’est plus une personne, encore moins une sœur ; elle devient “la femme de”, effacée derrière son mari, condamnée à perdre son nom, son identité, son passé et sa maison au profit d’un futur imposé, non pas dicté par l’amour ou la passion, mais par le devoir, les responsabilités et les dettes familiales. Le mariage est ici moins une union qu’un rituel sacrificiel, et Hinako, promise au même sort, porte déjà sur ses épaules le poids de traditions qui la condamnent avant même qu’elle puisse choisir. Silent Hill F est ainsi traversé par l’idée que l’individu n’appartient jamais à lui-même, mais reste prisonnier d’un héritage social et d’un village qui fonctionne comme une cage.
C’est à travers les interactions d’Hinako avec ses amis que cette réflexion prend toute sa profondeur. Rares sont les jeux d’horreur où les personnages secondaires bénéficient d’une telle densité psychologique, chacun d’eux devenant le miroir déformé des tensions qui rongent le village. Shu, fils de pharmacien et amoureux d’Hinako, incarne la confusion la plus tragique : refusant qu’elle quitte le village pour un mariage politique, il la drogue, croyant ainsi la préserver. Mais ce geste, loin de la protéger, est une tentative de possession, une négation de son libre arbitre. Le terme qu’il utilise pour l’appeler, “partenaire”, est capital. Non seulement il fait écho à leur complicité enfantine dans leur jeu de guerre spatial, mais il possède aussi une neutralité précieuse : ni masculin, ni féminin, un mot qui, dans sa bouche, tente de préserver Hinako hors des cases sociales qu’on veut lui imposer. Shu refuse de la voir réduite au rôle d’épouse, mais son obsession l’aveugle, le pousse à la folie et le trahit. Rinko, quant à elle, représente la cruauté née de la jalousie. Plus raffinée, plus sophistiquée qu’Hinako, elle vit comme une humiliation le fait que Shu la rejette au profit de celle que les autres enfants qualifient presque de “garçon”. Incapable d’accepter que c’est précisément dans cette différence qu’Hinako trouve son charme, Rinko sombre à son tour, consumée par un complexe de supériorité inversé, qui la mène à la folie. Enfin, Sakuko est sans doute le personnage le plus bouleversant : solitaire, qualifié comme “semi-autiste” par des médecins, préférant la compagnie des lapins à celle des humains, elle est incomprise de ses parents qui, au lieu de l’accepter, lui imposent les normes sociales de l’époque. Pour eux, elle doit devenir une femme raffinée, préparée au mariage. Hinako devient sa première véritable amie, la seule qui voit au-delà des apparences, et leur promesse de ne jamais se séparer prend une valeur sacrée. Lorsque Sakuko apprend le mariage forcé d’Hinako, elle le vit comme une trahison intime, un abandon insupportable, est-elle amoureuse d’Hinako ? Dans l’obscurité de son propre cœur et de sa conscience ne sachant pas faire la différence entre ses propres sentiments et trouvant refuge dans le spirituelle. Elle la traite de traîtresse, comme si l’amitié avait été sacrifiée sur un autel. Dans ces portraits, le jeu touche au sublime : il ne présente pas seulement des adjuvants narratifs, mais des figures de l’obsession, de l’amour dévoyé, de la jalousie et du désespoir, qui parasitent Hinako autant que les fleurs écarlates envahissent l’écran.
Et c’est là l’une des grandes forces symboliques de Silent Hill F. Le parasite floral n’est pas seulement une menace physique, il est l’allégorie de la folie qui s’infiltre dans les esprits. Les fleurs qui envahissent les corps, qui se nourrissent de la chair et s’épanouissent dans une beauté monstrueuse, elles reflètent les obsessions psychologiques qui rongent Shu, Rinko, Sakuko et, à travers eux, Hinako. La folie est une contamination : elle se propage comme une infection, invisible, irrésistible, et ce sont les liens sociaux eux-mêmes qui deviennent vecteurs de cette contamination. Dans cette logique, l’horreur ne se réduit pas à ce qui est montré, mais à ce qui est suggéré. Et Silent Hill f excelle dans cet art du doute : les cadavres inertes qui, après quelques heures de jeu, se relèvent soudain, les silhouettes d’épouvantails parmi lesquelles certains monstres se cachent, ces ennemis qui n’avancent que lorsqu’on détourne le regard. Chaque mécanique de gameplay devient l’illustration d’une peur universelle : l’incertitude, la fragilité de nos perceptions, le sentiment d’être suivi, observé sans pouvoir le prouver. On retrouve ici une parenté évidente avec Higurashi no Naku Koro ni, où Keiichi croit entendre des pas derrière lui, sans jamais pouvoir se retourner sur une présence tangible. C’est une horreur du non-dit, du hors-champ, qui laisse le joueur dans une vigilance perpétuelle.
Le bestiaire, caricature grotesque de figures humaines l’homme, la femme, le père, ou l’accouchement, fonctionne comme une extension des traumatismes d’Hinako. Là où les premiers Silent Hill montraient déjà des monstres comme métaphores de l’état psychologique des protagonistes, Silent Hill F prolonge ce principe avec une précision inédite : l’anatomie des créatures devient un langage symbolique, un reflet tordu de la société japonaise et de ses obsessions. A ce propos, l’énigme des épouvantails est pour moi un chef-d’œuvre de conception, un moment où gameplay, symbolisme et horreur se rejoignent parfaitement.
D’ailleurs à cela s’ajoute le soin apporté aux énigmes, qui comptent parmi les meilleures de la franchise. Elles ne sont pas de simples obstacles ludiques, mais des prolongements du propos. Résoudre un puzzle, c’est décrypter les traditions, déchiffrer les rancunes, se frayer un chemin dans une mémoire collective étouffante. La cohérence entre environnement, narration et gameplay atteint ici un rare niveau d’harmonie. Notamment dans l’école où les origamis permettent de passer un message, un indice ou un élément du lore qui prend une autre forme par la manière dont il est transmis, c'est-à-dire comme un jeu ou un code entre les élèves.
Tout n’est pourtant pas irréprochable. Le dernier segment du jeu, saturé d’ennemis, affaiblit la subtilité de l’expérience. L’excès de combat dilue la tension : la peur cède à l’agacement, là où la saga brillait par la décrépitude de son gameplay on se demande si la saga ne se serait pas influencée par la tendance des souls. Certes, l’anatomie symbolique des créatures reste pertinente et jouissive, et rappelle la tradition de la série, mais l’équilibre se rompt lorsque l’écran déborde de menaces. À cela s’ajoute une bande-son assez décevante. Comparée aux sommets de la mélancolie et l'oppression d’Akira Yamaoka, elle manque d’identité. Trop discrète, trop en retrait, elle n’accompagne pas toujours avec la force nécessaire les moments-clés.
Mais ces faiblesses ne sauraient occulter la richesse d’ensemble. Car Silent Hill F est un jeu qui se relit, qui se réinterprète à travers ses multiples fins. Chaque run est une plongée dans un miroir brisé : on comprend différemment une cinématique, un dialogue, un geste, selon la fin atteinte. Le jeu nous oblige à remettre en question ce que nous pensions acquis, à douter de notre propre lecture. En cela, il s’inscrit dans la plus pure tradition de la franchise : un espace de symbolisme infini, où l’on ne peut jamais réduire l’expérience à une seule vérité.
La construction du jeu oblige le joueur à avoir en première fin celle qui servira de toile vide. Puis lors du new game plus, de ne pas prendre de pilule soit l’élément de soin le plus optimal du jeu en termes de place dans l’inventaire, de quantité et de qualité de soin procuré à la santé et au mental, c'est un élément diégétique qui soutient le gameplay et le scénario. Puis à la manière d’une réponse à la problématique, on offre au joueur le pinceau de cette toile le choix, choisir le mariage où le refusé. Dans les deux cas, on débloque l’accès à notre dernière fin. Celle où les deux choix sont compromis. Une poignée de main entre les deux Hinako qui donne lieu à un miracle. Hinako qui est maintenant complète sans regret se laisse le temps de comprendre si elle aime vraiment Kotoyuki. Kotoyuki lui victime de ses conditions de naissance n’était pas libre, conditionné par sa mère par son devoir de succession. Il prendra son temps afin de savoir si ses sentiments pour Hinako naissent de son cœur ou de son devoir en tant qu’héritier en percevant pour la première fois sa liberté d’agir comme un enfant.
Silent Hill F est imparfait, oui, mais essentiel. Il est une fleur vénéneuse, belle et toxique, qui éclot dans l’esprit du joueur et y reste longtemps après avoir éteint la console. Ni simple variation ni simple hommage, il réussit à combiner l’ADN psychologique de Silent Hill avec le malaise hallucinatoire de Higurashi, pour offrir une œuvre unique, qui parle autant du poids du passé que de la fragilité de l’individu face à des traditions écrasantes. C’est moins un jeu d’horreur qu’une parabole sur la contamination psychologique et sociale, sur l'illusion ( Plusieurs indices dans le jeu indique que Hinako est habillé d'une tenue de mariée et Shu est habillé d'une cravate qu'elle mentionne lors de l'ending "the fox wets his tail" ou notamment lorsqu'elle arrive dans l'école et qu'elle s'exclame "I have not been here since graduation". )puis sur la difficulté d’exister lorsqu’on est prisonnier d’un destin déjà écrit.