1984, ce n'est pas tant la critique d'un monde possible qu'une imagination en détail de ce que pouvait être ce monde. Si Orwell vivait encore, on dirait de lui qu'il est un worldbuilder. Doctrine politique, culture, langue, vues du dedans, de l'extérieur, selon un point de vue unique - celui du héros - dont la connaissance et l'éclairement vont bénéficier de l'influence des autres : l'univers qu'il a créé est effrayant et improbable, mais il est impossible de trouver une quelconque faille dans le raisonnement de l'auteur.
Anciennement journaliste et nouvellement malade, Orwell signe un reportage ultime où l'on ne lui demande plus de relater les faits mais de les inventer. Il n'est pas un Stephen King dans les relations qu'entretiennent ses personnages, mais il ne s'embarrasse pas à les détailler de toute façon, considérant peut-être que cela apporterait encore un peu de froideur à ce monde sans pitié dont le modèle a tellement été réutilisé ou cité.
Parangon magnifique de l'oppression des peuples, ce bouquin au titre simpliste devrait être érigé au rang de bible de l'éducation politique. Pas forcément pour ceux que le terrain intéresse, mais pour n'importe qui. Il ne s'adresse évidemment pas aux enfants à qui il manque le fondement culturel pour comprendre les implications des machinations d'Orwell, mais n'importe quel adulte sera illuminé par cette lecture, ou tout du moins la trouvera plaisante et réaliste.
Réaliste est ici un euphémisme, car l'action n'est pas un outil très utilisé dans l'histoire. Elle se résume à celle des gouvernements pour plonger plus profondément son peuple dans l'ignorance et la servitude, et ce sans aller contre sa volonté consciente. En plus, l'auteur avait de l'audace dans l'idée, puisqu'il s'agissait de former un parti politique indéboulonnable, qui pour la première fois tirerait les leçons du passé, mais pas dans la direction qu'on espère encore aujourd'hui.
Il n'est pas possible d'écrire un avis sur 1984 sans préciser qu'il est visionnaire : au milieu des années 1940, Orwell imaginait un monde peuplé de télécrans, des dispositifs créés par le gouvernement à la fois pour propager leur propagande à la manière d'une télévision que personne ne peut jamais couper, et pour surveiller les individus. Quelle tête Orwell ferait-il si on lui disait que dans les années 2010, les gens n'auraient pas besoin de doctrine politique pour rester collés à un écran toute la journée de leur plein gré ! À ce propos, il est un passage de deux lignes que j'ai relu plusieurs fois tant il est beau, lorsque le héros découvre que les membres haut-placés du Parti peuvent couper le télécran pendant quelques minutes. C'est tellement inimaginable, pour lui. Et presque autant pour les utilisateurs de téléphone aujourd'hui, qui pourtant en ont le droit !
Notons qu'il peut être légitime de regretter que l'histoire ne soit pas un essai plutôt qu'un roman avec des airs d'essai. Mais avec sa réussite dans cette forme, Orwell a écrit un livre qui m'a probablement marqué pour la vie, et aussi un livre qui m'a sans doute effrayé plus que tout autre. Et rappelez-vous, Big Brother is watching you.