Difficile de se lancer dans une entreprise plus vertigineuse que celle-ci. Comprendre le totalitarisme. Comprendre le totalitarisme sous la forme de l’islamisme radical. Comprendre le totalitarisme sous la forme de l’islamisme radical en passant par le medium romanesque. Le faire sous le patronage du très légendaire 1984. Avec 2084 (2015), Boualem Sansal ne s’est pas démonté.
Univers science-fictionnel rondement bâti, avec tout ce que le terme de science-fiction peut porter comme possibilités plurielles, le monde de 2084, l’ « Abistan », n’est, cela va de soi, pas le produit d’une élucubration techno-mystique. Si science-fiction il y a, c’est bien de sciences humaines qu’il faudra parler, c’est-à-dire de théorie des modes d’existence collectifs, et donc de réflexion concernant les devenirs possibles d’une situation socio-politique contemporaine considérée, certainement à juste titre, comme problématique.
L’aspect de notre modernité qui interroge B. Sansal, c’est certainement ce que celle-ci a su produire de plus paradoxal et mystérieux : cet élément ultramoderne qui tente précisément de se construire comme réponse antimoderne aux errements angoissants de sociétés plus promptes à nourrir des interrogations que des solutions. On dira « totalitarisme islamiste ». 2084 est un roman d’époque qui tente tant bien que mal de s’affronter à la temporalité imposée par l’urgence politique et à l’impératif d’actualité qu’elle impose.
En projetant son récit dans une perspective de long-terme, faisant de 2084 non pas cette date que nous pouvons tous noter sur notre calendrier mais une non-époque inassignable et se prétendant éternelle, absolument hors de l’écoulement de notre temps, B. Sansal s’offre le luxe de la distance et de la hauteur de vue tout en s’intégrant parfaitement au flux continu de la parole politique, en témoigne la réception médiatique et critique de son roman. Faire le détour par l’inactuel pour ressaisir les débats du présent, artifice ou coup de génie qui ne présente rien de proprement révolutionnaire, le roman d’Orwell en était déjà l’expression.
Tout l’intérêt du roman de B. Sansal réside alors dans l’approfondissement de la description du monde qu’il expose. Réflexion sur les transformations et manipulations de la langue et ode à son enrichissement, développement de la problématique d’un état qui se veut sans frontière, sans passé et se présente donc comme seule réalité possible, quasi-inexistence de personnages féminins dans les quelques 300 pages du récit, etc. 2084 ne manque pas de questionner. Souvent dans la lignée des nombreux écrits sur les systèmes totalitaires, B. Sansal apporte sa pierre à l’édifice mais sans pour autant proposer un point de vue radicalement nouveau sur le sujet. Intéressant mais frustrant.
Le problème réside finalement dans le caractère relativement lisse et attendu d’un propos qui ne manque pourtant pas d’épaisseur. Or cela peut certainement s’expliquer par une approche davantage littéraire de la chose : d’épaisseur, c’est le caractère spécifiquement romanesque du récit qui en manque. En effet, 2084 prend davantage les allures d’un essai historique prenant pour matière un monde dont l’advenue est possible que d’un roman ayant sa vie propre. Refuser les codes du medium romanesque ne peut pas en soi-même être l’objet d’une critique, à moins que l’auteur ne reste entre deux genres dont pas un ne semble véritablement accompli. Le propos théorique et directement politique du livre constitue la base de l’écriture de B. Sansal. Et ce n’est qu’à partir de lui qu’apparaissent de simples ombres, Ati et ses rencontres, qui semblent n’être là que pour servir un discours qui les dépasse et ne les concerne pas directement. Ati est une paire d’yeux mais pas un véritable regard, c’est-à-dire un certain point de vue et donc un certain voile. Il n’est pas là pour porter de manière incarnée les problématiques du pays qu’il arpente mais simplement pour exposer sa situation institutionnelle et politique. Son mouvement est trop directement documentaire et pédagogique et finit par n’apparaître que comme une fausse quête sans véritable enjeu personnel. Dans cette situation, difficile de ressentir la moindre angoisse ou de prendre conscience de la gravité de ce qui se joue ici apparemment sans conséquence.
La désincarnation du propos limite dès lors la portée politique d’un roman qui laisse le lecteur sur le pas de sa porte. S’orientant dans des directions passionnantes, 2084 revêt une forme d’inaccomplissement. Il ne parvient pas à atteindre la sensation d’organicité que la littérature peut produire lorsqu’elle atteint ses propres frontières.