Boussole
6.6
Boussole

livre de Mathias Enard (2015)

Orientalisme? Digressions! Histoire(S).

Quand le jury du prix Goncourt annonce son lauréat, le lecteur serait bien en aise de connaître la justification de son choix. Pour Boussole, roman trés ambitieux à la structure complexe (Enard ne renie pas ses fondamentaux), l'orientalisme ferait office de fil conducteur de part les réminiscences d'un vieil intellectuel autrichien malade sur une nuit d'insomnie. Ce postulat général,qu'on ne peut embrasser au bout de vingt pages, fait s'interroger le lecteur sur la finalité d'une telle entreprise. Mathias Enard a dû certes beaucoup se documenter pour proposer un tel voyage en Syrie,en Iran ou encore en Turquie mais aussi pour établir la connexion artistique entre les poètes, les musiciens et d'autres aventuriers réels ou fictifs orientaux et occidentaux. Pourtant l'agencement d'une telle documentation nous mène à un dédale de digressions en osmose avec l'esprit d'un vieux musicologue perturbé. Si l'ensemble était récréatif ou faisait preuve d'une pertinence évidente, le lecteur passerait un bon moment. Ce n'est évidemment pas le cas car cette compilation de savoirs est posée et nous devons en extraire une substantifique moelle alors que Mathias Enard aurait du avec un matériau de base orientaliste fantastique établir des connexions parlantes car organisées.
Que dire aussi de l'histoire d'amour contrariée entre Frantz et Sarah? Pour ma part, j'ai trouvé ces deux personnages tellement noyés dans leurs éruditions d'universitaires (chacun à leur manière cependant) que je ne les ai pas véritablement trouvés consistants et humains. Alors, comment pouvaient ils vraiment se rapprocher pour pouvoir s'aimer? Leur connivence est certaine malgré des caractères difficiles mais leurs vies de chercheurs a semble-t-il pris le dessus sur leurs vies d'hommes.Surtout pour Sarah qui a fait de sa vie une fuite en avant dans le savoir pour ne pas souffrir. Leur relation à travers toutes ses années, leurs lettres sont autant d'ancres qui leur rappellent qu'ils auraient pu être tellement plus l'un pour l'autre. Le lecteur, avec une compassion naturelle de prime abord pour ces deux amoureux contrariés, en vient alors à se demander alors que les pages se tournent si cette distance de sécurité "voulue" entre eux n'éclaire pas une peur de se réaliser durable et préoccupante. Un énorme gâchis et pourquoi Enard attend les dernières pages pour proposer un sursaut éventuel dans la relation qui unit Frantz à Sarah?
En somme, Boussole est un pavé monumental qui se perd dans ses intentions. La nuit d'insomnie de Frantz Ritter est presque abyssale si ce n'est quelques décrochages avec sa réalité de vieil homme en fin de vie. Des musiques, une émission de radio, un voisin qui le rappellent à son concret. Le découpage des chapitres avec des heures dans la nuit n'est pas inintéressant mais démontre la cogitation dérangée de son personnage principal qui hésite perpétuellement entre la trace du savoir et les actions passées et pas forcément glorieuses de ce microcosme d'intellectuels en Orient.
C'est la première fois que je sors d'un Goncourt avec autant de soulagement mais aussi d'amertume. L'académisme pompeux et les itinéraires personnels anecdotiques d'érudits dans des pays orientaux ne peuvent pas être non plus mis sur le même plan que des pauvres gens qui supportent l'arbitraire,la dictature de la pensée et la violence en Syrie ou ailleurs. Cette maladresse est regrettable et ne doit pas nous faire oublier une chose: la vie des intellectuels de tous temps ( ou de ceux qui gravitent autour d'eux) n'a jamais embrassé la globalité de la compréhension du monde. Heureusement.

Specliseur
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le 8 févr. 2016

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