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Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront : « Il est l'heure de s'enivrer ! Pour n'être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »
. Ce poème célébrissime de Baudelaire, d'une beauté rarement contestée, prend une dimension absolument sinistre après la lecture de la biographie romancée de Jean Teulé qui dépeint un Baudelaire toxicomane, détestable et pour tout dire assez horrible, si tenté qu'on puisse qualifier de manière aussi radicale un homme qui ne l'était pas moins. Si j'avais eu de grosses craintes à ce propos et que j'avais commencé la lecture de Crénom! Baudelaire avec l'idée très ferme que tout cela ne me disait rien qui vaille, je dois admettre avoir été franchement séduit par cet exercice de style érigé en roman. Au départ un peu artificiel, la mayonnaise prend très vite. Teulé réussit à la fois à peindre un tableau au vitriol du poète tout en glorifiant la beauté réelle de la poésie, par le choix de ses meilleurs poèmes : opposition qui épouse très bien l'ambiance générale des Fleurs du Mal qui sont l'exemple même que la beauté peut être extirpée de l'horrible et du bizarre. Plus que cela, Jean Teulé parvient à écrire comme Baudelaire de manière assez éblouissante : en fait, c'est le style, appliqué à des petites scénettes de la vie quotidienne du poète, de sa naissance à sa mort, qui fait le sel de cette biographie bariolée et un poil barge. Le roman est un vrai trésor d'humour, d'ironie et finalement d'amour pour un homme qui, malgré son caractère détestable, est à bien des égards touchant. Baudelaire est un homme brisé, repoussant parce que repoussé, qui cache derrière sa misogynie et sa xénophobie anti-belge une furieuse détestation de lui-même. Archétype même du sadomasochiste qui se conduit dans la société comme un suicidaire permanent, cherchant à jubiler quitte à se mettre à chaque instant dans une profonde mort sociale, se noyant dans la dette, le chagrin, l'alcool, la drogue et l'amour de l'inatteignable, c'est avant tout un petit garçon qui n'a pas été suffisamment aimé, et qui a laissé au monde les poèmes les plus beaux sur ce qui est le plus laid dans l'univers.


Je ne peux m'empêcher de reproduire ici un des poèmes repris par Teulé, écrit à propos de la mort de la servante familiale des Baudelaire (qui n'étaient pas des pauvres!) et qui démontre la profonde humanité de Charles derrière ses aspects odieux :


La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,
Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
Son vent mélancolique à l'entour de leurs marbres,
Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
A dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
Tandis que, dévorés de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver
Et le siècle couler, sans qu'amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille
.


Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,
Calme, dans le fauteuil, je la voyais s'asseoir,
Si, par une nuit bleue et froide de décembre,
Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,
Grave, et venant du fond de son lit éternel
Couver l'enfant grandi de son oeil maternel,
Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse,
Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ?

PaulStaes
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le 22 avr. 2021

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Paul Staes

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