D'un château l'autre... D'un pays l'autre...D'un enfer, l'autre. Cette formule, toute simple, limpide, émaille le texte de Céline. Je dis texte parce qu'on est ici pas vraiment dans le roman mais pas vraiment dans l'autobiographie non plus, un entre-deux, d'un roman l'autre. Les limbes si l'on veut, le purgatoire peut-être. Il s'agit du premier livre d'une trilogie, composée de Nord et de Rigodon. Les pérégrinations de Céline en Allemagne sont en quelque sorte son propre voyage au bout de la nuit.


L'épisode raconté est fascinant à plus d'un titre. D'une part il est méconnu. Le grand public connait assez peu l'histoire de Sigmaringen. Ces jours funestes où le maréchal Pétain et sa clique vichyste, devant l'avancée des alliées, est prise en otage par les allemands et trainée plus ou moins de force au pays de Goethe pour y servir d'otages et de faire-valoir de luxe. L'ultime demeure de la France vichyste, c'est Sigmaringen. Un château grandiloquent, romantique, tout germanique dans lequel Pétain, vieillard, se morfond, et où ses partisans, zélés et se détestant, brassent de l'air comme des poissons tournent dans un bocal. Ambiance fin de race. Le château fut pendant quelques mois la France, en tout cas la France vichyste. Aussi étonnant que cela puisse paraitre, ce palais sorti d'un conte des frères Grimm fut "français" durant 7 mois, après que les Hoellenzollern, les propriétaires, réfractaires au régime nazi, en furent chassés.


Comme le dit bien Céline, non sans ironie :



Peut-être pas encore se vanter, Siegmaringen ? ... pourtant quel pittoresque séjour !... vous vous diriez en opérette... le décor parfait... vous attendez les sopranos, les ténors légers... pour les échos, toute la forêt !... dix, vingt montagnes d'arbres !... Forêt Noire, déboulées de sapins, cataractes.... votre plateau, la scène, la ville, si jolie fignolée, rose, verte, un peu bonbon, demi-pistache, cabarets, hôtels, boutiques, biscornus pour "metteur en scène"... tout style "baroque boche" et "cheval blanc", vous entendez déjà l'orchestre !... le plus bluffant, le château !... la pièce comme montée de la ville... stuc et carton-pâte !...



Dans la petite bande qui accompagne les quelques dignitaires vichystes, Céline est là, avec sa femme Lili (qui est toujours en vie actuellement et qui habite toujours à Meudon dans la maison décrite dans ce livre de 1957 ! - ce n'est plus le cas en 2021). Céline est là en tant que sympathisant, non pas tant du vichysme, mais dans ce qu'il croit être les lambeaux de la France. Il sert de médecin aussi, ausculte les français venus là, jusqu'aux femmes enceintes, parties de Strasbourg pour tomber dans les bras du Maréchal. Il faut dire que tout s'effondre en France, seconde invasion, seconde guerre, seconde tuerie. Les réchappés les plus patriotes rejoignent Sigmaringen, dans l'espoir de rien et de tout à la fois. D'un pays l'autre.


II décrit l'illusion que prodiguent les ores de ce château grandiloquent de Sigmaringen. Ainsi, le terrible Abetz, lors d'une fête, assure à Céline que jamais le nazisme perdra. L'écrivain tente de le démentir mais rien n'y fait, l'illusion est totale, la fête absurde.



Il restera toujours quelque chose du National-Socialisme ! nos idées reprendront leur force !... toutes leurs forces !... nous avons semé, Céline ! semé ! répandu le sang !... les idées !...l'amour !



Propos de psychopathe.


Céline livre ici un témoignage précieux sur ce bout de France perdu au milieu de l'Allemagne nazie, au milieu de ces boches qu'il n'apprécie guère. Contraint de soigner Von Raumnitz, l'allemand le plus patibulaire des lieux, ombre du nazisme, en lieu et place de Pétain qu'il n'approchera jamais.



Je vous ais raconté les S.A., de ces énormes armoires à muscles, et méchants bottés, fronts de gorilles et des pristis de Mauser comme ça ! modèle "canon de poche" !



D'un militaire, l'autre. Céline n'épargne pas les nazis, ni les vichystes, qu'il trouve pathétiques.



L'Hitler, semi-tout, mage de Brandebourg, bâtard de César, hémi-peintre, hémi-brichanteau, crédule con marle, semi-pédé, et gaffeur comme ! ...



Les dignitaires du régime aussi en prennent pour leur grade et se crêpent le chignon, parce qu'ils ne tenaient ensemble que par l'aura du Maréchal, figure abimée. C'est que le politologue Stanley Hoffmann décrit comme la dictature pluraliste, un ensemble de bric et de broc réuni autour d'un homme autoritaire. Vieux nationalistes, ambitieux collaborationnistes, socialistes reconvertis, tous flairaient l'opportunité offerte par Vichy. Ils n'étaient pas tant des fascistes convaincus, quoique, que de lâches opportunistes. La débandade de Sigmaringen a fait tombé les masques.


Il s'agit d'un portrait désespéré, celui d'un homme perdu en Europe, arrêté, libéré, conspué et voué aux gémonies, amer, qui, d'une langue acide et magnifique, décrit les derniers soubresauts d'une guerre terrifiante. Il aura des mots assez extraordinaires, d'une humanité rare, malgré les idées que l'on connait de l'auteur, son antisémitisme assumé, ce qui prouve toute la complexité de l'homme et toute la finesse de l'écrivain. Son style est égal à lui-même, plus elliptique encore - je n'ai relevé qu'une poignée de phrases avec un point ! - et imagé que le Voyage, entre trivialité et sublime, vulgarité et finesse, à la fois caustique et colérique.


Pendant une centaine de pages, Céline renâcle ses peines et ses désillusions. Il n'a d'amour que pour sa femme et pour son chien. Il tient aussi à son petit pavillon de Meudon et à ses grabataires qu'il soigne pour le simple plaisir d'avoir encore un peu de conversation. C'est un homme déjà âgé et usé par les polémiques autour de sa collaboration et de son antisémitisme. Il vomit sur les éditeurs, les médias, les politiciens. Ce petit monde parisien, bourgeois et endogame, il le conspue. Il jubile de le voir mourir même, non sans humour noir.



Moi aussi diable, j'attends qu'ils crèvent ! eux ! eux, d'abord ! ils bouffent tous beaucoup plus que moi ! qu'une petite artériole leur pète ! espoir ! espoir... que je les retrouve tous chez Caron, ennemis, amis, toutes leurs boyasses autour du cou !...



Céline est insoumis, refusant de choisir un camp, renvoyant la violence de la guerre à tous ses auteurs, "crevards des sous-pentes", "nabab des châteaux". Tito, Roosevelt, De Gaulle, Staline, Hitler, pour lui les responsables d'une épouvantable violence.


Une grande partie du roman ne s'attarde pas tellement sur Pétain, ombre dans un château obscur et que Céline n'approche pas, que sur la petite cour que constitue ce dernier morceau de la France collaborationniste, et en particulier les femmes, dont Céline brosse le portrait avec sensibilité.



{Les réfugiés de Strasbourg}, (...), pour écouter les pleurnicheries de cette fille à genoux sur son mac !... non !... eux ils pouvaient hurler un peu !... ce qu'ils avaient vu, eux ! et subi ! ... torrents de sang, eux !...pas des rigoles, pas des mouchoirs, des décapitations en masse ! pendaisons ! des pleines allées d'arbres entières !...guirlandes farandoles de pendus ! elle avait rien vu cette chialeuse ! ni nous non plus !... fainéants, planqués, trouilles !



Le livre est un ensemble de saynètes décousues avec quelques passages très forts, comme la promenade de Pétain malgré des bombardements voisins, l'arrivée de réfugiés de Strasbourg dans la gare, une fête invraisemblable avec des dignitaires vichystes ; tout est décousu, le chaos ambiant est transcrit parfaitement par le style elliptique de Céline qui n'épargne personne. Il peine à se souvenir, son récit met du temps à se mettre en branle, douloureux, cinglant. Il en va même jusqu'à décrire cette orgie de sexe et de violence, horreur et volupté.



Comme ça toutes les gares du monde que les trains de troupes stagnent... la vie sur terre a dû commencer dans une gare, une stagnation... vous voyez les filles rafluer... bien sûr... ma foutue Hilda la garce, c'était que de fiévreuse puberté, pas besoin de gamelle !... costaudes fillettes !... sex-appeal des salles d'attente ! la perversité de voir tant de mâles arrivant d'un coup, tout suant, poilus, puants... plein les wagons !... et tout bandant leur crier lieb ! Lieb !... miracle que c'était, il faut bien dire les choses, que par les gardes S.A. elles se soient pas trouvées happées, déshabillées, et pire !...



Puis il y a comme je l'ai dit ces portraits de femmes : la patiente de Céline à Meudon par laquelle le livre se conclue, Lili, la fille de Von Raumnitz, Hilda, les femmes enceintes, et toutes les autres, les jeunes filles en fleurs de Sigmaringen, du courage comme personne.



Lili se plaisait bien dans ce décor "Impératrice"... toutes les femmes !... je pouvais pas lui en vouloir... Le Löwen, notre couloir, notre grabat, et en plus le fou !..., c'était beaucoup pour une femme, même bien courageuse, comme Lili... des fenêtres de chez Mme Mitre vous voyiez tout Siegmaringen, tous les toits du bourg, et la forêt... on comprend la vie de château... la vue là-haut et de loin... le détachement des seigneurs... la grande beauté de ne pas être vilains...



Il y a ces femmes qui surnagent dans la merde des toilettes du village de Sigmaringen bouchées à cause des grabataires et de la misère, y a ces femmes qui dominent les combats, les querelles de chapelle entre dignitaires vichystes, pathétiques coqs plumés. Céline rit, pleure, gueule, invente aussi : "je miragine, excusez moi !" avec des néologismes, des figures de style coupées au cordeau.


D'un château l'autre, c'est un peu le prolongement du Voyage au bout de la nuit, d'un voyage l'autre, d'une nuit l'autre. Avec Céline, plus que jamais, on est puceau de l'horreur comme on l'est de la volupté.

Tom_Ab
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le 26 juin 2019

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