Elle était belle, élastique, avec une peau tendre de la couleur du pain et des yeux d'amandes vertes, et elle avait les cheveux raides et noirs qui lui descendaient jusqu'aux épaules, et une aura d'ancienneté orientale qui aurait aussi bien pu être de Bolivie que des Philippines.
Elle était vêtue avec un goût subtil : une veste de lynx, une blouse en soie avec de toutes petites fleurs, un pantalon de lin naturel, et des chaussures plates de la couleur des bougainvilliers.
« Voilà la femme la plus belle que j'ai vue de ma vie ».



Ainsi débute la description énamourée d’une fille de rêve, l’une de ces déesses de chair qui fascinent et envoûtent le simple mortel, lequel les regarde, ébloui, comme si elles n’étaient là que pour rendre la réalité plus médiocre et le songe plus beau.


Dans le hall de l’aéroport, tandis que l’homme faisait la queue au comptoir d’enregistrement pour New York, ce fut comme une apparition surnaturelle qu’il suivit passionnément du regard, mais glissant sur le sol à pas souples et déliés, la féline ne tarda pas à se fondre dans la foule des voyageurs.


Que lui restait-il ? Une vieille Hollandaise qui depuis une heure contestait le poids de ses onze valises et dont la voix stridente lui perçait les tympans, et la présence très professionnelle de l’hôtesse, qui, détournant à peine les yeux de son écran, distribuait les cartes d’embarquement après avoir vérifié les papiers.


-Quel numéro, le 3, le 4 ou le 7 ?


Entendant sa réponse, elle s'anima un peu, allant jusqu'à le gratifier d'un sourire : son choix s'était porté sur le 4 et non le 7 comme cela semblait être la norme.


Il était 9h du matin, ce devait être une journée particulière car à l’extérieur la neige tombait sans discontinuer : ce fut en fait la plus grande chute du siècle, entraînant le retard de tous les vols et la fermeture de l’aéroport.


Attentes interminables, cohue indescriptible , cafétérias et restaurants pris d’assaut à l’heure du déjeuner, les instincts primaires et grégaires reprenaient le dessus , adieu les bonnes manières et la courtoisie la plus élémentaire : les gens, s'avisant de leur condition de «naufragés», se battaient sans vergogne pour une boisson ou le moindre plat, les cris des enfants accroissant le sentiment de stress qui vous prenait à la gorge.


Et lui, dans cet enfer, il songeait à sa belle, où était-elle ? Il l’avait cherchée partout, dans la salle d’attente des premières, dans les sept restaurants désormais fermés, dans les bars : en vain, elle restait introuvable.
N’était-elle qu’une simple émanation de son cerveau échauffé ?


L’ avion, prévu à 11h du matin, ne partit qu’à 20h, les passagers de première classe étant déjà installés, une hôtesse le conduisit donc à ce N° 4, qu’il avait choisi, par hasard... Après l’Enfer, le Paradis ! L’apparition était là, bien réelle, occupant le siège voisin : presque trop beau pour être vrai, le rêve allait-il devenir réalité?


Dans un joli rappel aux Belles Endormies de Kawabata, «ce roman si extraordinaire que Garcia Marquez aurait voulu l’avoir écrit tant il l’a aimé», le narrateur, par la magie d’un vol long courrier, se retrouve donc étendu, à l’instar du vieil Eniguchi dans le roman japonais, aux côtés d’une jeune et désirable inconnue, plongée dans les bras de Morphée.


Cette nuit-là, veillant sur le sommeil de sa belle, il fit mieux que comprendre le raffinement sénile de ces vieillards qui contemplaient la beauté sans pouvoir la toucher ni même songer à le faire : il le vécut dans sa plénitude.
Lui revenait à l’esprit le superbe sonnet de Gerardo Diego qu’il se récitait en enveloppant du regard la belle captive :
« Te savoir endormie, sereine, sûre, courant fidèle d’abandon, ligne pure, si près de mes bras enchaînés »


Ah, si elle avait été éveillée, que ne lui aurait-il pas dit! Mais aurait-il osé ?? Tenait-il vraiment à se confronter à la perfection incarnée ?


Le sommeil de la belle semblait invincible, alors, ayant basculé son siège à la hauteur du sien «plus près d’elle que dans un lit de mariés », l’homme s’absorba, la nuit durant, dans la contemplation de la femme offerte à son regard :

peau d’or exhalant le parfum naturel de sa beauté, lobes d’oreilles parfaits, vierges de toute piqûre de bijoux, ongles roses de santé, et ce souffle, ce souffle tiède et délicieux qu’il respirait, se mêlant presque au sien…


Sur ces Douze contes vagabonds, de qualité assez inégale, mon choix s’est porté sur celui-ci, non pour son thème, assez commun au final : la jolie fille aperçue que tout homme rêve d’aborder et que le hasard va , en apparence, favoriser, mais parce-qu’il s’inscrit dans un contexte qui fait écho chez le lecteur, quel qu’il soit.
Et puis, bien sûr, ce clin d’œil aux Belles Endormies de Kawabata, ne pouvait que m’interpeller.


La fascination pour la Beauté est bien réelle, qu’on l’accepte ou la refuse, et si le seul « plaisir des yeux » ne mène pas à la possession, dans la douce frustration qu’il engendre, il nourrit nos rêves et nos aspirations.
Première approche de l’univers de Garcia Marquez : j’ai aimé son écriture, chaleureuse et vivante, intense aussi, dans ce conte réaliste et crédible, me faisant augurer du mieux pour mes lectures à venir.

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le 24 juil. 2017

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Aurea

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