Ouvrant chacun des chapitres du livre, de mystérieuses introductions en italique d’un (pas si) mystérieux narrateur offrent, tantôt un décalage poétique avec les enchainements du récit, tantôt des clés de lecture de ce qui a précédé ou de ce qui va suivre, ou surtout un commentaire méta bien pratique pour le malheureux lecteur encore sous l’effet d’une sidération monumentale, lui permettant d’introduire une périlleuse critique :


« Dans les environs d'Hiroshima, les survivants ont décrit l'explosion comme une « première déflagration gigantesque, telle une locomotive suivie par un long train bruyant qui passe à toute vapeur et s’éloigne peu à peu jusqu’au murmure ». C’est faux. Ils ne font que décrire les perceptions inexactes de l'oreille. Car cette première déflagration gigantesque n'était que l’infime murmure initial d'une explosion qui aujourd’hui encore nous submerge de son fracas, et continuera de nous submerger à jamais …
Car il arrive souvent que la réverbération excède par le silence le bruit qui la déclenche ; ou que la réaction surpasse par la tranquillité l'événement qui l'a provoquée ; et il n'est pas rare que le passé prenne un bout de temps à se produire, et un temps bien plus long encore à se faire comprendre. »


En effet, la déflagration qui suit la lecture de la 894ème et dernière page du livre est telle qu’on se réjouit d’avance de l’explosion que provoquera chez nous le choc sensoriel et cérébral dû à la lecture de cet épatant roman. L’incroyable richesse thématique est telle qu’il m’est impossible de résumer exhaustivement ce qui fait de l’œuvre de Kesey un tel chef d’œuvre, ni même de tout retenir à long terme, mais je fais suffisamment confiance à sa puissance ainsi qu’à mon inconscient sensible pour s’imprégner lentement de ce maelstrom d’images, de sensations, d’émotions qui m’ont traversé au cours de cette inoubliable lecture.


Mais tentons quand même une approche car je me rappelle à présent que des personnes prises dans les courants de l’océan du net finiront par accoster sur cette (pas si) modeste île, et que ces personnes sont susceptibles de lire ce qui y est écrit et même, soyons fous, lire le livre en question, justifiant ainsi le spectacle navrant de ce billet dont l’auteur tourne autour du pot depuis pas mal de lignes déjà sans que le lecteur puisse – pour l’instant !! – voir l’intérêt de rester bloqué une seconde de plus sur cette URL de malheur ATTENDEZ !!!


Une famille de bûcherons donc, comme ne disais-je pas encore, les Stamper, décident de ne pas suivre la grève décidée par le syndicat local. Parallèlement, le cadet de la famille, étudiant new-yorkais dandy et introverti, revient après 12 ans d’absence afin d’assouvir une vengeance ruminée pendant autant de temps contre son frère Hank, figure tutélaire de son enfance et quasi-demi-dieu à la force surnaturelle et désormais chef de la petite affaire familiale.


Grossier résumé donc, comme vous-ai-je prévenu, de cette immense comédie humaine, qui allie à la fois rigueur extrême des descriptions factuelles dans le récit dont la justesse stylistique confine à la perfection, et expérimentation narrative avec des changements continus de point de vue de personnages au sein du même paragraphe, voire de la même phrase, alliance qui nous emmène scène après scène dans des territoires inconnus, à la frontière de l’amour et de la haine, de la joie et du désespoir, soit bien au-delà de tout ce qu’on pouvait espérer en ouvrant le bouquin. La description régulière d’un personnage omniscient et surplombant, qui est la nature majestueuse et meurtrière du nord-ouest étasunien, ajoute incontestablement un souffle métaphysique à tout ça.


L’une des autres innombrables forces du roman, c’est qu’il arrive à une superposition d’un extrême réalisme (social, psychologique, culturel et politique) et d’une dimension clairement mythologique, surtout dans l’affrontement des deux frères dont j’ai eu l’impression qu’ils étaient des entités qui représentaient les deux archétypes du masculin qui se mènent depuis la nuit des temps une guerre absolue, existentielle, mystique, irrationnelle … sans oublier la dimension christique du cousin Joe Ben, la présence quasi-angélique de l’inoubliable Viv, du vieux pionnier ayant construit son propre monde à grands coups de trique ou encore la non-négligeable Jenny l’indienne.


Tout ça nous ramène, enfin vous ramène si j’ai bien fait le boulot, au magnifique et mystérieux titre Et quelques fois j’ai comme une grande idée (Sometimes a great notion), tiré d’une chanson de Lead Belly, qui résume un peu la substance du livre, une grande idée suspendue dans un ciel pluvieux au-delà de tout concept et de toute vaine connaissance, si complexe et insaisissable qu’elle nous pousse aussi bien à prendre ce ticket de bus vers une destination inconnue qu’à sauter dans cette grande rivière déchainée.

Mr_Purple
10
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le 11 oct. 2021

Critique lue 85 fois

Mr Purple

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