J’ai pris connaissance de l’auteur, Paulin Ismard, maître de conférence en Histoire grecque à l’Université Panthéon-Sorbonne, lors de sa tournée promotionnelle pour son dernier ouvrage “La démocratie contre les experts : Les esclaves publics en Grèce Ancienne” (merci France Culture, encore une fois).
Ceci étant dit, quand je parle de médiatisation, je ne veux sûrement pas faire un parallèle avec chaque ouvrage de Patrick Boucheron à qui on déplie le tapis rouge tel un mandarin médiatique et homme de réseaux … (petit tacle gratuit, oui, c’était facile).


Dans cet ouvrage, son précédent, Paulin Ismard s’intéresse au procès du plus que célèbre sophiste-philosophe Socrate, plus précisément à l’occasion de son procès, qui a tant fait couler d’encres au fil des siècles, afin de tenter de comprendre cette condamnation judiciaire, mais, plus globalement, pour saisir le cadre intellectuel et social de l’Athènes du tournant du Ve siècle avant Jésus-Christ. Saisir le contexte pour comprendre l’événement.


Je préfère spoiler de suite, il ne faut pas s’attendre à la lecture de cet ouvrage à un propos péremptoire sur “l’énigme” Socrate, l’historien insistant bien, constamment, sur les sources parcellaires et insuffisantes pour expliquer de manière tranchée (dogmatique ?) la raison de cette condamnation.
L’important n’est pas là, mais bien dans la présentation des multiples éléments mettant en lumière la position particulière qu’occupait Socrate dans la vie Athénienne, à l’ère du “consensus démocratique” en vigueur à l’époque.
Et d’ailleurs, en parlant de cause ou des causes de ce procès, Paulin Ismard s’inscrit totalement en faux envers le monisme explicatif de certains historiens. Pour lui, ce n’est ni exclusivement pour une raison d’impiété, ni pour des questions de positionnement politique (règlement de comptes entre politiciens) ou de pratiques éducatives originales que Socrate a été condamné.


Néanmoins, avant d’en venir aux raisons qui faisaient de Socrate un “intellectuel” pouvant paraître en décalage avec l’idéologie dominante de son époque, Ismard s’intéresse aux sources sur lesquels les “historiens” s’appuient depuis des siècles.
Tout d’abord, un élément qui dénote par rapport à notre conception du “Droit” ou en tout cas de nos usages juridiques, les athéniens n’ont à aucun moment jugé important, indispensable, utile, de fournir une explication à la condamnation de Socrate, ce qui évidemment, complique la tâche de l’historien. Grosse différence donc avec un autre Grand procès de l’histoire européenne, celui de Jeanne d’Arc, dont nous sont parvenus davantage de traces, et qui ont permis à Georges et Andrée Duby de venir hanter ma deuxième année de licence d’histoire ...

Outre quelques écrits de personnalités, disciples et adversaires, l’essentiel des traces que l’on garde de Socrate nous vient du philosophe Platon, mais pour qui Socrate pouvait parfois avoir une fonction d’homme de paille prompte à installer les idées platonicienne. Il ajoute que les écrits de Xénophone, moins utilisés du fait de la domination intellectuelle et historique de Platon, proposant d’ailleurs des visions de Socrate parfois bien différentes de celles de Platon ! Paulin Ismard souligne pour autant que la force de cet événement historique se cristallise dans le fait que le procès de Socrate fut un des événements intellectuels les plus commentés et les plus débattus, marquant ainsi son symbolisme prégnant pour ce tournant du Ve siècle Athénien et raisonnant à travers les siècles.


Le travail principal de l’historien est ici de recontextualiser le cadre du procès dans l’histoire et la société grecque de ce tournant du Ve siècle avant notre ère, soit une période d’instabilité (ou en tout cas tumultueuse) politique à l’heure de la fin de la guerre du Péloponnèse et des renversements successifs de régimes (oligarchiques et démocratiques).
De ce point de vue, Paulin Ismard explique que, bien que la pensée des sophistes (dont Socrate) fut un compagnon de route du développement de la pensée démocratique, dans une première phase, à l’inverse, et en particulier lors des dernières années de la guerre du Péloponnèse, celle-ci a nourri, à l’inverse, la culture politique des élites, de “l’aristocratie athénienne”. Ainsi, Socrate, comme d’autres, a pu être considéré comme une figure intellectuelle proche de l’oligarchie athénienne ayant pris le pouvoir en 404 (la crise des Trente) et donc considéré par certains comme un “ennemi de la Démocratie”.
Un élément constitutif de la pensée de nombreux sophistes a sans doute beaucoup joué dans ce rapprochement avec l’élite de la société Athénienne nous explique l’historien : une vision du monde social détachée de toute origine religieuse (contrairement aux usages d’alors, où la société est censée représentée harmonieusement le modèle naturel). Dans cette optique, les fondements de la Vérité, du Bien/Mal se font plus tenus et ont amené certains à développer une vision relativiste de la loi et des règles institutionnelles en vigueur. D’où, pour Ismard, le peu de surprise de retrouver quelques sophistes à la pointe des mouvements oligarchiques de 411 ou 404 et d’avoir cédé pour certains à la laconomanie, c’est-à-dire à la fascination pour les régimes oligarchiques.
Toujours pour ce qui est de l’explication-recontextualisation “politique”, Paulin Ismard nous rappelle que, tant chez Platon que Xénophon, la vision de la politique, et de sa légitimité chez Socrate était intrinsèquement élitiste et anti-démocratique. En effet, si l’idéal démocratique induit une capacité égale des citoyens à exercer les fonctions politiques et participer plus largement à la vie publique, l’idéologie Socratienne promeut elle une légitimité de la compétence, c’est-à-dire, que seuls les (plus) capables-sachants peuvent et doivent diriger la cité. Comme le cite Ismard, la vision politique Socratique s’oppose donc consubstantiellement, fondamentalement au “régime des ignorants”, de la multitude, proprement démocratique (dans l’idée). Sont ainsi disqualifiés par nature tant le tirage au sort que le vote à décision majoritaire, outils institutionnels utilisés à cette époque à Athènes.


Une des principales accusations portées à l’encontre de Socrate est basée sur un motif religieux. Plus précisément, on lui a notamment reproché d’avoir introduit dans la cité de nouvelles divinités et de ne pas avoir respecté les usages établis. Ce point est alors l’occasion pour l’historien d’effectuer une (bienheureuse) recontextualisation à propos de la religiosité antique (que l’on peut être amenés à oublier).
Tout d’abord, il rappelle que les cadres mentaux, concernant le rapport à la religion n’ont strictement rien à voir entre “les anciens et les modernes” (rapport à l’hérésie, la dissidence religieuse, etc.), le sujet de la tolérance religieuse étant le fruit de l’évolution des sociétés futures à l’heure de l’entrée dans la “modernisation”. La question de la tolérance-liberté religieuse (de la différenciation) ne se posant tout simplement pas à Athènes à cette époque. En effet, il insiste sur le fait qu’il n’existait pas dans cette société polythéiste de doctrine, de texte sacré prescrivant les usages et codes religieux. Comme il l’indique, “plurivoque et ambiguë, la parole du mythe est faite de sédimentation successives et se nourrit de réinterpétations constantes en fonction des auteurs ou des contextes d’énonciation : il n’a jamais existé de version “officielle” ou canonique d’un mythe”.
En outre, Paulin Ismard considère qu’il serait surprenant que Socrate fut condamné pour sa “théologie” dans le sens où d’autres sophistes sont allés beaucoup plus loin dans la critique de la religiosité grecque (qualifiée d’inutile ou absurde par Critias notamment) et qu’aucun précédent de condamnation à ce sujet n’est connu (et que le procès de Socrate ne semble pas avoir fait jurisprudence par la suite).
Enfin, du point de vue des sources, il souligne que ni Xénophon ni Platon ne s’arrêtent sur ce point dans leur évocation du procès de Socrate, comme pour signifier que cette question de la religion “n’avait pas été un objet de débat lors du procès”.


Se terminant sur des chapitres moins intéressants concernant les réappropriations de la figure de Socrate au cours des siècles qui suivent sa mort, Paulin Ismard nous livre une étude loin des caricatures journalistiques-médiatiques ou de la binge histoire-philosophie au sein desquelles Socrate est placé sur un piédestal et considéré (uniquement) comme un héros philosophique, phare de la pensée d’une époque rétrograde, tel un messie en avance sur son temps, dans une vision complètement apologétique.
Bien que l’on comprenne que Socrate fut vu comme l’incarnation d’une menace politico intellectuelle dans une époque troublée, ce qui aurait causé sa perte, comme par nécessité de procéder à une exérèse du corps social, l’historien nous portraiture surtout la complexité de la figure de l’individu et le replace d’une belle manière dans son époque en offrant un portrait nuancé ne mettant pas de côté le fait qu’il fut un adversaire de la démocratie de part sa conception élitiste du pouvoir. De ce point de vue là, Platon fut bien son digne successeur.

Alexis_Bourdesien
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le 25 févr. 2019

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