La Créature
7.3
La Créature

livre de John Fowles (1987)

Les sabots des chevaux, martelant le sol, résonnent sur la piste, troublant le silence de cette lande aride aux bruyères desséchées.
Plateau désolé qu’en ce dernier jour d’avril la lumière a déserté : là, tout n’est que grisaille et monotonie.


Dans ce paysage austère du Devon, un petit convoi étrangement muet avance au pas : cinq voyageurs dont une jeune femme emmitouflée, juchée en amazone sur l’une des montures et qui semble se lover contre la poitrine de son cavalier.


C’est en plein siècle des Lumières, en l’an de grâce 1736, en Angleterre, que débute ainsi le roman intrigant de John Fowles, tout à la fois historique, policier et théologique, une Histoire que l’auteur va « revisiter » en toute liberté mais en s’appuyant sur des documents d’époque.


Il est fascinant de suivre alors le déroulement d’une enquête où questions et réponses nous immergent dans l’intériorité des deux partis, par le biais d’une confrontation d’où la Vérité est censée jaillir.


Mais quelle vérité ?


S’agit-il de découvrir la cause du décès de Dick Thurlow, le valet sourd-muet retrouvé pendu, un bouquet de violettes enfoncé dans la bouche, ou plutôt d’élucider le mystère de la disparition d’un certain Mr Bartholomew, nom d’emprunt dissimulant une naissance illustre, voire le lien qui unit les deux événements?


Henry Ascough, juge chargé de la résolution de l’énigme par le père du disparu, ce grand seigneur qu’il appelle « Sa Grâce », va donc s’efforcer de reconstituer, morceau par morceau, le puzzle de cette étrange disparition : de longs interrogatoires, yeux dans les yeux, où l’homme de loi, au look voltairien, petit et frêle mais tenace, imprégné de cartésianisme, traque les mensonges, les semi-vérités et les faux témoignages, tentant avec opiniâtreté, de démêler le noeud de l’intrigue.


Quelle était donc cette mise en scène montée de toutes pièces par le jeune aristocrate, en engageant à cette fin, deux hommes, dont un acteur et une prostituée notoire du nom de Fanny, rebaptisée Louise pour la circonstance, engagée comme future servante d’une grande Dame et qui s’appelait en réalité Rébecca Hocknell?


Quel but poursuivait-il en se rendant, avec son valet et la dite Louise, dans cette caverne d’Exmoor pour y rencontrer, ainsi qu’il les avait désignés, les « gardiens » de la grotte ? De quelle mission se sentait-il investi, lui, le féru de philosophie et de mathématiques et surtout, que s’était-il vraiment passé en ce lieu le 1er mai 1736?


Les acteurs du drame, tous retrouvés, défilent à la barre, mais Ascough, à trop rechercher la vérité absolue en sondant les reins et les coeurs, se rend compte que leurs témoignages, loin d’éclairer sa lanterne, contribuent à rendre le mystère plus opaque encore, «faisant affleurer l’ombre et le secret».


Fanny, la fille de joie qui faisait les beaux jours de la Claiborne, maison close bien connue des habitués, n’a plus à jouer les jeunes femmes pieuses et chastes auprès d’une clientèle masculine tout acquise à ses talents : en tirant un trait définitif sur sa vie de débauche et ses péchés, en se consacrant au Christ et en prônant sa parole, Rébecca la repentie, a retrouvé sa famille, recouvré sa pureté originelle et fait désormais partie des « prophètes » dont elle a épousé un des leurs.
Devenue Madame Lee par la grâce du mariage mais enceinte de six mois des œuvres de Dick Thurlow, le valet de Monseigneur.


Qui reconnaîtrait, lors du premier interrogatoire, dans la femme simple, assise sur une chaise en bois, face au juge, le buste très droit et les mains sagement croisées sur les genoux, la jolie fille de l’auberge, aux joues et aux lèvres rouge carmin, son doux regard brun rendu plus brillant encore par la belladone?


La poupée fardée « vêtue d’une robe vert sombre, agrafée entre les seins, une robe baleinée marquant sa taille fine et donnant à la partie supérieure de son corps la forme d’un cône renversé »


a fait place à


« cette femme d’une parfaite modestie : robe sans nulle fantaisie et bonnet sans rubans ; et jusqu’ici elle n’a pas une seule fois courbé la tête ou détourné les yeux. »


Extrait d’une des visions de Rébecca :


« Question
-Vous parlez sous la foi du serment
Réponse
-Je le sais
Question
-Dans la grotte, la bête que vous avez vue, quelle apparence avait-elle ? Je veux en savoir davantage.
Réponse
-Elle était blanche mais ne semblait pas faite de chair, plutôt comme de bois laqué, ou de métal fraîchement étamé, grande comme trois carrosses mis bout à bout, ou même plus, la tête au gros œil encore plus énorme.
Et je vis d’autres yeux le long de ses flancs qui brillaient aussi, quoique moins vivement, comme derrière une vitre verdâtre. Et à une extrémité il y avait quatre grandes cheminées, noires comme de la poix, par où le ventre pouvait se vider.
Bientôt j’ai senti ce doux parfum que j’avais senti au temple, et j’ai deviné que ce n’était rien de mauvais à cause de ce parfum.
Question
-Je sens , moi, ta pitié fourvoyée, je t’ordonne de me décrire ce parfum.
Réponse
-Tout ce qui est bon pour l’odorat : odeur de vie éternelle. »


Rébecca la prostituée, la fille perdue, aurait-elle été choisie par Monseigneur, jumeau spirituel de Dick, le père biologique, pour donner naissance au sauveur de l’humanité ?


La rédemption par la Grâce, qui fait d’elle à la fin du roman, une véritable figure christique, nous renvoie à ces pècheresses repenties dont Marie-Madeleine est la plus illustre représentante, à moins que ce ne soit à la Sainte mère Sagesse évoquée dans l’ouvrage de Fowles.


Alors, certes l’énigme ne sera pas résolue de façon transparente, on ne saura pas précisément ce qu’il est advenu de Monseigneur (disparition, décès?), mais par son regard avisé qui débusque le côté équivoque des indices lâchés çà et là et par des images qui stimulent l’imagination, l’auteur nous aura fourni les clés : trouver les multiples sens cachés, voire, faire surgir des vérités tapies sous le voile des convenances.


« En donnant libre cours à une « fantaisie » (sens littéral du titre A maggot) nourrie de l’interprétation et de l’imaginaire du lecteur, John Fowles confère à sa fiction une épaisseur quasi charnelle.
Une fois encore, il conclut par l’échec du rationalisme et de la logique au profit d’une explication mystique anéantissant toutes les certitudes. »


Entre réalité historique et science-fiction, le roman balance, forme hybride à la croisée de l’anti- roman policier et du nouveau thriller postmoderne, une œuvre inclassable par la forme qu’elle revêt mais qui se révèle captivante.

Créée

le 11 avr. 2018

Critique lue 915 fois

58 j'aime

90 commentaires

Aurea

Écrit par

Critique lue 915 fois

58
90

D'autres avis sur La Créature

La Créature
carolectrice
7

Une fantaisie

John Fowles comparait son travail à celui de Thomas Hardy, qu'il aimait beaucoup. Après m'avoir enchantée avec son roman "Le Mage", John Fowles, l'auteur du célèbre "Sarah et le Lieutenant français"...

le 7 juin 2019

1 j'aime

4

La Créature
Jerant
6

Critique de La Créature par Jerant

Ce livre traite d'une histoire pendant le 18e où des gens vont vivre des choses étranges, liés à la religion, au futur etc. Au début j'adhérais bien car on avait envie de connaitre la suite. Puis...

le 11 oct. 2016

Du même critique

Rashōmon
Aurea
8

Qu'est-ce que la vérité ?

L’Homme est incapable d’être honnête avec lui-même. Il est incapable de parler honnêtement de lui-même sans embellir le tableau." Vérité et réalité s'affrontent dans une oeuvre tout en clair...

le 30 oct. 2012

419 j'aime

145

Call Me by Your Name
Aurea
10

Parce que c'était lui...

Dans l'éclat de l'aurore lisse, De quels feux tu m'as enflammé, O mon printemps, mon bien-aimé, Avec mille et mille délices! Je sens affluer à mon cœur Cette sensation suprême de ton éternelle...

le 23 févr. 2018

369 j'aime

278

Virgin Suicides
Aurea
9

Le grand mal-être

J'avais beaucoup aimé Marie-Antoinette de Sofia Coppola, j'ai regardé sur Arte, Virgin Suicides, son premier film qui date de 1999, véritable réussite s'il en est. De superbes images pour illustrer...

le 30 sept. 2011

357 j'aime

112