"Le Genre Vernaculaire" fait certainement partie des essais d'Illich qui auront achevé de le rendre iconoclaste, autant aux yeux de la gauche écologiste que de la droite catholique. Illich part en effet d'un constat que n'importe quel féministe de gauche approuverait, à savoir que les femmes ne sont pas les égales économiques des hommes et souffrent d'un sexisme systémique. De surcroît il emploie la distinction de notions de "genre" et "sexe", éléments de langage relativement modernes dans les années 80 et sans doute considérés alors avec méfiance par la sphère conservatrice. En même temps, Illich donne à ces notions une définition bien précise et décrit un glissement du genre vers le "sexe économique" qui irait plutôt dans le sens d'un certain conservatisme, puisqu'il cherche à montrer que ce mouvement inexorable, vu comme unique voie de progrès par la gauche libérale, n'en finira pas de desservir la cause des femmes. Autrement dit, que la perte du genre et l'avènement du règne du sexe économique alimentent le sexisme.
Il faut préciser comment l'auteur envisage ces deux notions : il envisage le genre comme le tissu, la couleur, la parole du monde vernaculaire, c'est-à-dire la communauté où chacun se crée en œuvrant à la survie et à la culture du groupe, dans une complémentarité partagée. Par vernaculaire, il entend tout ce qui a valeur d'usage ou de création autonome et domestique, en opposition à ce qui se procure par l'échange (l' "économique"). Illich introduit ainsi la notion de "genre vernaculaire" à l'opposé du "sexe", qui est une modalité biologique et dont l'économie des sociétés industrielles a fait une simple différenciation entre travailleurs. Il forge ainsi la notion de "sexe économique".
Au travers de différents portraits et descriptions de coutumes ancestrales, dans des cultures pourtant plurielles - qui démontrent au passage l'immense érudition de l'auteur -, Illich démontre qu'on retrouve partout jusqu'au 19e siècle des caractéristiques communes du genre vernaculaire, dans une société rappelons-le à 99% rurale et paysanne. Contrairement aux projections que font les modernes sur le passé, il est faux de se représenter d'un côté une femme cantonnée aux tâches de la maison et aux enfants, "improductive", et de l'autre un homme au travail. De même, dans cet environnement vernaculaire, la distinction que l'on ferait aujourd'hui entre le foyer et le lieu de travail n'a pas de sens. On retrouve aussi bien dans le foyer la marmite et le lit conjugal que l'atelier et l'étable. Le travail des femmes et des hommes n'était pas inégal comme l'entendent nos contemporains mais complémentaire : tout le monde travaillait, aux champs comme au foyer, certes sur des créneaux distincts mais sans considération d'inégalités : chacun œuvrait à sa mesure pour la vie du foyer et avait une place dans la vie sociale.
C'est en réalité au début de l'ère industrielle et de l'exode rural que sont nées les réelles inégalités, avec la généralisation du salariat qui marque l'avènement des échanges, de la vie économique. Pour comprendre ces inégalités nouvelles, Illich fait une distinction entre différentes catégories de travail : l'économie apparente (le travail salarié déclaré), l'économie inapparente (pêle-mêle d'activités rétribuées en espèces ou en nature, mais non déclarées et absentes des statistiques officielles), et enfin le travail fantôme, notion qu'il définit dans son ouvrage éponyme précédent (grosso modo, le travail dit d'une "femme au foyer" : pratiqué en dehors des heures de travail et non rémunérées, et dans un environnement non vernaculaire). Dans cette évolution à partir des rôles genrés vernaculaires, les femmes se sont retrouvées soit astreintes à la dernière catégorie, qui restait économiquement nécessaire mais perdait tout à coup sa reconnaissance sociale propre par rapport à un travail salarié et reconnu, soit se trouvaient perdantes dès qu'elles souhaitaient intégrer les autres catégories.
L'inégalité est devenue flagrante au 20e siècle mais le glissement du genre vers le sexe était lancé par la machine capitalistique, inexorable. Ainsi, pour des raisons de profitabilité, le capitalisme a pris l'option d'imposer l’égalité économique des sexes (chacun peut produire autant que l’autre) au détriment de celui du genre (chacun est complémentaire de l’autre), ce qui explique que les luttes féministes telles que nous les connaissons aujourd'hui épousent parfaitement le sens de l'histoire du capitalisme.
Or comme Illich l'avait déjà démontré dans ses précédents ouvrages, l'apparente hausse du niveau de vie des ménages, selon une comptabilisation en termes de PIB, autrement dit en échanges, devient en réalité pour une majorité d'entre eux une dépendance toujours plus accrue à un système économique, là encore opposé de l'ancien schème vernaculaire. D'où la naissance de ce qu'il a nommé la pauvreté moderne :
Pour beaucoup, le ménage dépend largement de ce qu'il gagne. Mais ces gains ont augmenté beaucoup plus lentement que le rythme auquel le progrès détruisait la valeur d'utilisation de leur milieu de vie. Depuis une génération, ils se sont vu priver de ces ressources de l'environnement qui permettaient à leurs parents de se procurer pratiquement tout le nécessaire sans recourir au marché, et ils ont en même temps désappris la majeure partie des compétences indispensables à la subsistance. [...] Les habitants des bidonvilles du tiers monde croient encore qu'ils auront leur part du progrès ; [...] Ils ne sont pas encore prêts à comprendre pourquoi, dans le South Bronx, les Latinos se coalisent contre la modernisation de la pauvreté et essaient d'empêcher les enseignants, les travailleurs sociaux et les soins hospitaliers de pénétrer dans leur quartier. Sans distinction économique de sexe, ils sont devenus dépendants de ce qui s'achète dans un monde qui n'a pas d'emplois - source d'argent - à leur offrir. Désormais privés des possibilités traditionnelles de subsistance, ils se voient également refuser l'accès aux postes de travail que le développement crée parcimonieusement.
Dans cette même logique, Illich s'attarde sur un autre bouleversement manifeste dans la vie des couples et des familles dont là encore les femmes sont les premières victimes : si le genre vernaculaire disparaît, le foyer vernaculaire aussi.
Conséquence directe de l'industrialisation de la production, la standardisation de l’habitat anéantit littéralement la notion du « chez-soi », et la femme se retrouve alors doublement perdante : non seulement cantonnée aux tâches du "travail fantôme", et de surcroît entourée d'outils de travail qu'Illich qualifierait de "non conviviaux", procurés par l'échange et sur lesquels elle n'a plus prise. En somme, des conditions de travail semblables à celles de l'usine des "Temps Modernes" mais transposées au foyer, sans même de considération ni de rémunération.
L'appartement moderne procède du même type d'espace pour lequel sont conçus les garages. Il est construit économiquement, c'est-à-dire en agrégeant des modules spatio-temporels non genrés, et a pour fonction de répondre aux besoins imputés à ses habitants. Et il est généralement lié à des systèmes de transport. Aussi bien le garage que l'appartement sont construits rationnellement et économiquement dans le but d'entreposer pour la nuit une ressource productive. Ils offrent une sûreté pour, et contre, ce qui y est renfermé : leurs murs sont assurés contre les dégâts occasionnés par les pare-chocs ou les enfants, tandis que les voitures et les enfants sont eux-mêmes assurés contre les accidents. L'appartement est un entrepôt servant à renfermer les gens, estimés fragiles et dangereux. Il est impossible à ceux qui l'habitent de se "faire leur demeure" ; l'endroit est uniquement structuré et équipé pour le travail fantôme. C'est une adresse à laquelle aboutissent câbles et voies routières, facteur et policier, pour desservir ceux qui sont encore sains d'esprit et de corps, ces civils qui survivent "librement" grâce au Valium, à la télévision et à leurs fantasmes sexuels. C'est le lieu réservé par excellence au commerce charnel entre des humains non genrés, le seul endroit où les deux sexes peuvent encore partager les toilettes.
Dans le village mexicain d'aujourd'hui, la demeure n'est pas un territoire marqué par des animaux se reproduisant parce que leurs gènes l'exigent, ni une résidence spécialement destinée à des partenaires sexuels, chichement ménagée dans un espace économique. Elle est faite par les gens, non pour eux, c'est un espace engendré par les corps de ceux qui l'habitent, c'est la trace environnementale de la vie vernaculaire. Elle n'est pas une aire d'accouplement, ni une confortable chambre forte ; elle est le reflet des hommes et des femmes sur leur milieu. C'est pourquoi être chez soi signifie quelque chose de différent pour les deux genres.
[...]
Les hommes et les femmes se créent leur demeure par chacun de leurs mouvements. Mais seule la femme crée la succession ininterrompue de la vie. Que la culture soit matriarcale ou patriarcale, que ce soient les femmes ou les hommes qui détiennent le pouvoir, vivre et habiter signifient pour les femmes, et pour elles seules, enfanter des corps, donner la vie. Ici, les hommes bâtissent l'abri, dressent des barrières ou font des cultures en terrasses ; ailleurs, ce sont là tâches de femmes. Mais seules les femmes donnent vie à d'autres corps. Peu importe la représentation du créateur qu'impose la mythologie locale - mère, père ou androgyne ; peu importe le nom que portera l'enfant - celui de sa mère, ou de son père, ou de son oncle. Cet espace particulier, ainsi que le temps qui y correspond, qui fait de la demeure tout autre chose qu'un nid ou un garage, seules les femmes le créent, car seules elles créent des corps.
Cette dernière citation m'a semblé une des plus marquantes car mettant le doigt sur le plus petit dénominateur commun sur lequel toutes les cultures s'entendent à propos de la différence minimale hommes/femmes (excepté quelques théories "genderfluid" assez facilement contestables) : l'enfantement.
En étant transformés en producteurs économiques, payées ou non, dans un emploi ou à la maison, les femmes sont privées autant que les hommes des conditions environnementales qui leur permettraient de vivre en habitant un lieu et, en l'habitant, de créer leur demeure. Plus les femmes et les hommes deviennent économiquement productifs, et moins ils ont un milieu de vie. Mais cette perte d'une maison intragénérique, remplacée par des "modules d'habitation", prive les femmes de l'amplitude indispensable pour créer une existence génératrice d'espace. Chacune dans sa solitude, elles enfantent des individus dans un espace économique neutre, dans un monde fait de briques d'espace-temps normalisées. A cet égard, l'espace de l'appartement et celui de la salle de travail à la maternité sont aussi rigides et non-genrés ; l'accouchement au sein du genre y est impossible. Celles qui ont voulu accoucher chez elles, dans leur appartement, et qui en gardent un beau souvenir comparé au séjour dans une maternité, mais cependant entaché de déceptions, savent que la topologie de leur corps ne répond pas plus à la mise bas d'une portée qu'à la reproduction normalisée ; elle n'est pas plus adaptée au nid qu'à la chaîne de montage, elle est faite pour créer, en enfantant, l'espace et le temps vernaculaires.
Non seulement l'espace vernaculaire modèle le paysage et la maison, non seulement il touche au passé et plus loin encore, mais ils s'étend dans le corps lui-même, et autrement pour les femmes que pour les hommes. Il en résulte que l'architecture économique, dépourvue de genre, formant un espace-temps international rigidement défini, retourne les femmes, transformant le genre féminin en deuxième sexe. La "perspective clinique", comme l'a appelé Michel Foucault, qui s'est développée au cours du XIXe siècle, vide le corps du genre.
Notons pour finir qu'Illich a un œil critique mais pas forcément désespéré. Il voit bien, comme nous le constatons tous aujourd'hui, les bénéfices que la femme a tiré de ce mouvement qui reste évidemment à de multiples égards une libération. Ce mouvement est à l'œuvre et Illich convient qu'on ne reviendra pas en arrière. Simplement, il est essentiel de comprendre également ce qu'on y a perdu, et se servir de cette analyse pour construire le monde de demain et ajuster une relation femmes/hommes sans doute déséquilibrée par certains effets de balancier occasionnés par ce mouvement. Comment retrouver une certaine forme de vernaculaire, une certaine emprise et une capacité d'agir sur nos modes de vie, sans pour autant étouffer ces progrès indéniables ? Ça me semble être un axe de réflexion intéressant. En attendant, nous pouvons méditer la conclusion d'Illich :
Comme l'ascète et le poète qui, en méditant sur la mort, jouissent avec gratitude de l'exquis présent de la vie, nous devons affronter la triste perte du genre. Je crois qu'il peut alors en naître un art de vivre contemporain.