En quel sens cette fable peut-elle « servir d’illustration à la charmante époque où nous vivons ? ».
L’histoire, prenant place sur un paquebot de luxe, fait se rencontrer et lutter deux hommes bien différents sur le terrain agonistique de l’échiquier. Czentovic, d’origine modeste et archétype du simplet, de nature apathique, excelle cependant aux échecs au point d’être le champion du monde incontesté. Au point également que sa nature « ratée » s’accommode avec haute prétention de ce don inouï. De l’autre côté, un homme, M. B., qui en dehors des échecs ne partage à peu près rien avec le premier. Il vient d’une famille aristocrate, s’est instruit facilement pour devenir avocat, et dispose d’un caractère noble et affable. Mais encore : la manière même dont les échecs sont entrés dans sa vie, et le rapport qu’il entretient avec ce « jeu », sont aux antipodes de Czentovic. Pour lui, nulle question d’un don isolé, ni d’un rapport instrumental et quasi mercantile aux échecs. Il rencontre les échecs dans des circonstances incroyables, alors qu’il est en captivité dans une prison nazie pendant la seconde guerre mondiale, dans un isolement total et prolongé. Pour conjurer l’ennui mortifère, il vole en effet un livre dont le contenu reprend les plus grandes parties d’échecs joués par les maîtres. Son imagination d’abord déçue devant le schématisme et l’aridité des combinaisons, il devient peu à peu obsédé par le jeu jusqu’à en perdre toute raison aux confins de la schizophrénie. Lorsqu’il affronte Czentovic, il n’a plus touché aux échecs depuis des années. Il doute même de son talent, n’ayant joué qu’avec et contre lui-même et qui plus est dans un état de démence, cependant qu’il mate avec brio le champion du monde. Mais alors qu’une deuxième partie s’engage, la folie n’est pas loin qui guette Mr B, nerveux et changé, qui commence à perdre pied et à déjouer tandis que Czentovic fait tout pour l’énerver. Il est alors besoin de l’intervention du narrateur et confident de toute cette histoire pour que Mr B ne sombre à nouveau.
Reprenons notre questionnement liminaire : qu’est-ce à dire ? Est-ce à dire que la guerre a brisé quantité d’hommes lesquels, quand ils ne sont pas tout simplement morts, ont pu garder de profondes séquelles psychologiques telle la monomanie décrite ? Que dans des circonstances extrêmes, tel un isolement absolu, l’esprit humain peut lutter dans des directions et facultés inconnues comme le dédoublement complet ? Que de telles conditions font perdre jusqu’au principe du réel ? Zweig donne effectivement à penser les confins psychologiques causés par la torture.
Cependant, une lecture plus politique est possible, dans un contexte où Zweig lui-même est en fuite au Brésil lorsqu’il écrit cette histoire en 1941. Czentovic, tacticien froid et mécanique, symboliserait alors Hitler et la barbarie, tandis que Mr B. symboliserait le camp des opprimés. La lutte qui se joue serait ainsi une lutte idéologique, dont chacun peut interpréter le dénouement.