Les îles
8.1
Les îles

livre de Jean Grenier ()

Je me demande si Houellebecq a lu ce livre, parce qu'on croirait que le titre de son roman est tout droit sorti de l'ouvrage de Jean Grenier. Car il est question ici de la possibilité d'une île, d'un imaginaire autour de ces mondes à la fois lointains, objets de fantasmes et un peu irréels, peut-être même impossible à atteindre et à jamais invisibles. L'île n'est peut-être pas tant une entité géographique qu'un sentiment d'irréalité, un paradis perdu à jamais inaccessible. Exactement le sens du roman de Houellebecq où le narrateur rêve qu'une île fantasmée qu'il ne verra jamais : "le bonheur n'était pas un horizon possible."


C'est ce que retient aussi Albert Camus du livre qui dans une sublime - le mot est faible - préface se demande à quel point l'homme de la mer et du soleil ne peut être que malheureux de sa condition, puisque connaissant déjà le privilège du bain de lumière, il ne lui reste qu'à s'imaginer un ailleurs fictif et invisible.



Celui qui, entre une terre ingrate et un ciel sombre, besogne durement, peut rêver d'une autre terre où le ciel et le pain seraient plus légers. Il espère. Mais ceux que la lumière et les collines comblent à toute heure du jour, ils n'espèrent plus. Ils ne peuvent plus que rêver d'un ailleurs imaginaire. Ainsi, les hommes du Nord fuient aux rives de la Méditerranée, ou dans les déserts de la lumière. Mais les hommes de la lumière, où fuiraient-ils, sinon dans l'invisible ?



L'île c'est aussi le royaume de l'insolation, du soleil. Les grecs ne s'y trompaient pas. Sylvain Tesson lui-même le soulignait récemment dans son analyse de l'Iliade et de l’Odyssée (Un Eté avec Homère), montrant à quel point ces œuvres baignant dans le soleil méditerranéen, sont le reflet d'un ailleurs possible, entièrement éclairées par la lueur diaphane de notre étoile.


Camus continue dans sa préface à souligner le paradoxe de l'île lumineuse, non pas la certitude de l'homme sorti de sa caverne soudain éclairé par la vérité, mais celui du doute, de l'homme aveuglé une fois sorti de son trou par les rayons dardés d'un soleil fulgurant :



Ainsi, je ne dois pas à Grenier des certitudes qu'il ne pouvait ni ne voulait me donner. Mais je lui dois, au contraire, un doute, qui n'en finira pas et qui m'a empêché, par exemple, d'être un humaniste au sens où on l'entend aujourd'hui, je veux dire un homme aveuglé par de courtes certitudes.



Ce bref ouvrage n'est pas un essai, pas un récit, pas un roman. Il est une réflexion poétique, métaphysique, philosophique. Peut-être que c'est la collection de Gallimard qui s'approche le plus de ce qu'il est, la collection "L'imaginaire". Car c'est de cela dont il est question, de l'imaginaire. Si Camus semble vouer une estime infinie à cet ouvrage, c'est que Grenier fut son professeur de philosophie au lycée d'Alger, en un sens il fut son maître à penser, celui qui détermina l'avenir de l'immense écrivain et intellectuel qu'il deviendra.


Et pour cause, le livre explore déjà le domaine de l'absurde, au travers de réflexions sur le quotidien. La sensibilité de Grenier y est formidable. Il fait ainsi de son chat Mouloud le héros d'un quotidien routinier :



Le chat n'aime pas les voyages ; il aime seulement la liberté. Il vagabonde, mais c'est toujours pour revenir à un point d'attache. On dit qu'il préfère la maison à l'homme. Notre cœur se refuse à le croire.



Tout est dit déjà de la réflexion que Grenier nous livre. On peut être plus libre dans la routine que dans le voyage, dans l'imagination, la contemplation, le vagabondage, que dans l'arrachement à sa terre. Parce qu'on finit toujours par revenir, soit chez soi, soit à la terre, au sens premier du terme. Il nous parle de l'habitude, de la routine comme possibilité d'un bonheur. "Il faut imaginer Sisyphe heureux" dira plus tard Albert Camus. Grenier nous livre une explication somptueuse de ce sentiment illusoire qui berce notre existence. Plus que le voyage, le rêve de voyage.



Le caractère illusoire des choses fut encore confirmé en moi par le voisinage et la fréquentation assidue de la mer. Une mer qui avait un flux et un reflux, toujours mobile comme elle l'est en Bretagne où elle découvre dans certaines baies une étendue que l’œil à peine à embrasser. Quel vide ! Des rochers, de la boue, de l'eau... Puisque tout est remis en question chaque jour, rien n'existe. Je m'imaginais la nuit sur une barque. Aucun point de repères. Perdu, irrémédiablement perdu ; et je n'avais pas d'étoiles.



Sans doute est-ce pour cette mystérieuse raison que les peintres de marine passent leur vie à dessiner le même rivage, parce qu'il n'est jamais identique à celui de la veille. Bien sûr, voyager, n'est pas un mal mais on ne fait que partir pour revenir.



Le voyage peut être, pour les esprits qui manquent d'une force toujours intacte, le stimulant nécessaire pour réveiller des sentiments qui dans la vie quotidienne sommeillaient.



Ainsi, Jean Grenier s'imagine tantôt les îles Kerguelen, l'île de Paques, des îles indiennes imaginaires, comme si la réalité n'importait que peu. C'est lors de la mort de son chat, qu'il déplore avec une tendresse infinie, que finalement il redescend les pieds sur terre :



Désormais il n'était pas un seul endroit du monde qu'il ne pût se concilier. Partout il serait accueilli et fêté. Il épouserait la forme du lieu qui le recevrait et peu à peu se confondrait avec lui. Une résistance opiniâtre se changeait en stricte obéissance pour resurgir en révolte dans une nouvelle existence, et cette alternance de rumeur et de paix composait la vie universelle.



L'ouvrage se termine par une magnifique comparaison entre la philosophie occidentale (grecque) et la philosophie hindoue, résumée en deux oppositions : la morale contre le rêve. La poursuite d'une île n'a rien de moral, mais a tout du rêve, peut-être est-ce dans cette épopée, qu'Ulysse lui-même entreprit, que se cache le bonheur parce qu'au fond Ulysse ne cherche pas à fuir, mais à revenir chez lui. C'est dans cette quête insignifiante de l'onirisme que palpite le mystère du monde - et Dieu. L'hindou voit Dieu en toute chose tandis que l'occidental le cherche. L'occidental voyage donc pour le trouver tandis que l'hindou se soustrait au monde, trouve un endroit pour se recentrer ; il médite. Là où le Dieu occidental est extérieur, lointain, en Inde il est tout intérieur, il suffit de l'écouter. Dans le raffut du monde, sa voix est inaudible, voilà pourquoi il faut une île non pas pour s'y perdre mais pour s'y isoler. L'aventure est une fuite, la méditation un retour à soi. Et l'habitude justement, d'observer le même paysage, et ses infinies variétés, permet de déceler le mystère. Les plantes et les bêtes, entièrement centrées sur leurs actions, jamais parasitées par une pensée étrangère méditent. Il faut s'éloigner du brouhaha, de la distraction dirait Pascal pour se rapprocher du divin. Il n'y a pas besoin de transcender la réalité, de s'élever, il suffit d'écouter.


Grenier conclue par une définition des îles :



A quoi bon voyager ? Les montagnes succèdent aux montagnes, les plaines aux plaines, les déserts aux déserts (...) Eh bien, il me semble que, partout où ils se trouveront, le soleil, la mer et les fleurs seront pour moi les îles Borromées ; qu'un mur de pierre sèches, défense si fragile et si humaine suffira toujours pour m'isoler, et deux cyprès au seuil d'un mas pour m'accueillir... Une poignée de main, un signe d'intelligence, un regard... Voilà quelles seront - si proches, si cruellement proches - mes îles Borromées.



L'ouvrage de Grenier peut se lire aussi sans arrière pensée. Il n'y a rien ici d'érudit, d'intellectuel, quelques références ci et là mais le livre demeure simple à lire. On peut très bien le considérer comme un recueil de poèmes en prose. En témoignent ces quelques magnifiques phrases.



Allongé à l'ombre d'un tilleul, contemplant un ciel presque sans nuages, j'ai vu le ciel basculer et s'engloutir dans le vide : ç'a été ma première impression du néant, et d'autant plus vive qu'elle succédait à celle d'une existence riche et pleine.



Aimer une ville, une bête, aimer une femme, un ami, il n'y a qu'un mot pour toutes ces affections que notre esprit s'applique à distinguer et que notre coeur réunit si simplement.



Certains enfants sont si ensevelis en eux-mêmes que l'aube ne paraît jamais se lever sur eux.


Tom_Ab
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Ma bibliothèque

Créée

le 11 mars 2019

Critique lue 844 fois

4 j'aime

4 commentaires

Tom_Ab

Écrit par

Critique lue 844 fois

4
4

D'autres avis sur Les îles

Les îles
Arkoniel
9

Critique de Les îles par Arkoniel

C'est en 1959 que fut ajoutée la préface de Camus à cette œuvre. Et quelle préface ! En voici un bref extrait, qui se passe de commentaires « A l'époque où je découvris "Les Iles", je voulais écrire,...

le 19 févr. 2011

4 j'aime

Les îles
Frise-Poulet
8

Livre préféré de mes auteurs préférés

« L'attrait du vide », tout est dans ce premier chapitre. J'aurais pu en écrire chaque ligne. J'en ai écrit d'autres, à peu près les mêmes, les plus intimes que j'ai jamais formulées. La préface de...

le 21 juin 2023

Du même critique

La Passion du Christ
Tom_Ab
8

Le temporel et le spirituel

Le film se veut réaliste. Mais pour un film sur le mysticisme, sur un personnage aussi mythique, mystérieux et divin que Jésus, il y a rapidement un problème. Le réel se heurte à l'indicible. Pour...

le 26 déc. 2013

59 j'aime

4

The Woman King
Tom_Ab
5

Les amazones priment

Le film augurait une promesse, celle de parler enfin de l’histoire africaine, pas celle rêvée du Wakanda, pas celle difficile de sa diaspora, l’histoire avec un grand H où des stars afro-américaines...

le 7 juil. 2023

49 j'aime

3

Silvio et les autres
Tom_Ab
7

Vanité des vanités

Paolo Sorrentino est influencé par deux philosophies artistiques en apparence contradictoires : la comedia dell'arte d'une part, avec des personnages clownesques, bouffons, des situations loufoques,...

le 31 oct. 2018

29 j'aime

4