Quand je vois les notes attribuées à ce livre, qui ne doivent probablement qu'à la stature qu'on lui donne, je me demande si les gens comprennent vraiment ce qu'ils lisent.


Bien que je partais d'un a priori négatif sur Descartes, fondateur de la science mécaniste dont il est usuel de dire dans les milieux « écologistes » qu'elle est l'origine fondamentale de la réification de la nature, c'est encore en raison de cette stature qu'il m'a semblé nécessaire de le lire, estimant que ma vision de Descartes était sans doute excessivement négative ou incomplète. Mais non, c'est en fait pire que ce que je pensais. Finalement, je ne comprends simplement pas pourquoi ce médiocre ouvrage, horriblement mal écrit qui plus est, est à ce point mis sur un piédestal.


Il me semble déjà qu'il y a un malentendu fondamental. Descartes est moins un penseur du doute que, au contraire, un penseur de la certitude. C'est d'ailleurs d'abord aux sceptiques que Descartes s'adresse lorsqu'il écrit ce texte. Ce qui lui pose problème, et c'est au fond tout-à-fait légitime, c'est l'inintérêt d'un scepticisme jamais capable de trancher sur quoi que ce soit, finissant par abandonner le monde à un magma informe dont on ne pourrait apparemment rien dire ni connaître.


L'originalité de la démarche de Descartes, maniant la dialectique avec audace tel un hégélien avant la lettre, consiste à fonder la certitude sur le doute. Tel est l'objectif poursuivi par ces six Méditations métaphysiques qui, en six jours seulement, se proposent modestement de rebâtir le monde dans une certitude rationnelle certaine.


Comment y parvenir ? D'abord, il faut douter. De tout, d'absolument tout, faire comme si on pouvait imaginer que rien n'existait. Mais donc, il y a d'abord une certitude fondamentalement certaine : « Je pense donc je suis. » Ce qui veut aussi dire que toute certitude, ou plus simplement toute connaissance, ne peut que se loger dans l'esprit d'un sujet pensant. Puis, ensuite, dans le doute radical, il y a un sentiment : le sentiment de l'infini. Or, qu'est-ce qui est infini ou, plus exactement, qu'est-ce que l'infini ne peut qu'être ? Dieu, bien sûr ! Nous y voilà. Dieu existe et c'est parce qu'il existe que l'on peut avoir déjà une autre certitude, celle de son existence que Dieu a mis dans notre esprit (étant supposé que l'idée claire et distincte d'infini chez un être fini ne peut que provenir d'un être infini, sans quoi elle ne serait pas claire et distincte : il y a nécessairement une cause à chaque effet). En fait, Dieu devient même pour Descartes le garant de toute certitude : grâce à Dieu, la certitude de nos raisonnements est possible, nous pouvons avoir des « idées claires » (dépourvues de doute, d'apories, de zones d'ombre) sur le monde que nous sommes de ce fait capables de rebâtir grâce à la raison.


Voilà l'essentiel du raisonnement.


Mais a-t-on de bonnes raisons de douter de l'existence de ce qui est et ce doute est-il la seule voie envisageable au questionnement de la vérité ? Et être capable de penser dans une langue ne devrait-il pas induire l'existence de locuteurs et donc d'autres personnes que soi-même, a fortiori si le sujet « je » existe, ce qui suppose donc l'existence d'un extérieur à soi ? N'est-ce pas, d'ailleurs, un signe de la possible existence d'une connaissance ou d'une conscience bâties et fondées collectivement dont le sujet pensant n'est qu'un nœud ? Quant à Dieu, quand bien même on voudrait l'employer dans un raisonnement philosophique, il me semble que son invocation est tout-à-fait arbitraire ; est-il d'ailleurs bien certain que la première sensation que l'on aurait en imaginant que rien n'existait serait celle d'un infini et, quand bien même, que l'idée d'infini soit nécessairement associée à Dieu ? L'idée de Dieu n'existe même pas dans toutes les cultures. Mais tentons de suivre le raisonnement de Descartes. Sauron est un puissant sorcier qui menace de subjuguer le monde sous son pouvoir. Son extrême puissance étant supérieure à la mienne, l'idée de son existence, que je suis capable de concevoir sans l'expérimenter, ne peut pas venir de moi. Et donc, comme chaque effet à une cause, il est évident que Sauron existe et que c'est lui qui a mis l'idée de son existence dans mon esprit.


Le raisonnement de Descartes n'est qu'un vague syllogisme qui tient à peine debout. Et pourtant, ses conséquences sont nombreuses et durables. Bien sûr, il annonce, comme il est coutume de le dire, l'individu moderne prenant conscience de sa conscience propre comme substance autonome séparée du monde et des autres. Surtout, il admet la possible existence d'une certitude absolue fondée sur le doute et sur la raison.


Cette idée de raison n'est pas à négliger pour Descartes, soucieux d'opérer une distinction nette entre corps et esprit. Si, puisque nous sommes Sa créature, Dieu garantit la viabilité de nos sensations, nous les interprétons cependant mal et elles nous induisent régulièrement en erreur. C'est donc par l'esprit que nous pouvons découvrir la certitude de la vérité, et non pas par nos sensations qui nous trompent ; qui, même, « obscurcissent » l'esprit (!). Descartes donne comme exemple une tour que l'on apercevrait de loin plus petite qu'elle ne l'est en réalité. Mais pour rétablir cette tour dans sa taille réelle, il n'est nul besoin de la raison, ou, tout du moins, la raison n'intervient pas : nous savons intuitivement que la tour nous apparaît plus petite qu'en réalité parce que nous en faisons constamment l'expérience grâce à nos sens (les choses rapetissent lorsqu'on s'éloigne d'elles). Et cette connaissance nous est acquise sans nécessité d'intellectualiser un raisonnement : elle est parfaitement intuitive.


Seulement, ce que Descartes recherche, c'est la certitude. Peut-être savons-nous que la tour est plus petite qu'elle ne l'est réellement quand nous l'observons de loin mais, même dans ce cas, nous ne savons pas quelle taille elle fait exactement. Là, seule la raison peut donner une réponse... grâce aux mathématiques ! Car quelle est la science de la raison par excellence, sinon les mathématiques que l'on peut supposément parfaitement abstraire du monde ? Deux plus deux feront toujours quatre même si le monde n'existait pas...


Dans son désir d'absolue certitude, Descartes tend à enfermer les objets dans des bornes trop étroites. Il médite sur l'exemple du sceau de cire. Est-ce le même objet une fois que la cire est fondue ? C'est, au fond, une question sans fin. Héraclite la formulait déjà, mais sous l'apparence d'un mystère : « On ne peut entrer deux fois dans un même fleuve. » Comment un fleuve peut-il constamment changer (ses rives se déforment, l'eau coule et passe en permanence, les bancs de sable se déplacent etc.) tout en étant toujours le même (le Tibre aujourd'hui est toujours celui de Cicéron ou de Virgile) ? L'aphorisme d'Héraclite invite à la méditation sur ce qui est et reste un mystère. Descartes, lui, veut une certitude ; il veut la clarté d'une raison qui triomphe de l'obscurité. Or, pour Descartes, les idées immatérielles non seulement existent réellement mais sont en outre nécessairement plus vraies que les choses corporelles (puisque deux et deux font quatre indépendamment de toute expérience sensible) ; chaque chose qui est doit donc correspondre à une idée parfaitement et clairement intelligible. Ce qui lui permet d'affirmer que le chaud et le froid sont faux parce que ce ne sont pas des notions parfaitement délimitées !


Avec Descartes, la vérité, autrefois pensée comme dévoilement (aletheia en grec), s'institue désormais « en tant que la sécurité de l'existence dans son évaluable machinabilité » (Heidegger), laquelle étant permise par le calcul mathématique. Or, comme le remarque Heidegger, poser la connaissance de l'étant (ce qui est) comme provenant le l'expérience rationnelle d'un sujet pensant, c'est placer la vérité de cet étant sous l'empire de la volonté de ce sujet. Pour faire simple, le doute, en ce qu'il permet de nier la réalité telle qu'elle nous apparaît, permet ensuite de rebâtir la vérité selon nos propres souhaits : nos a priori passent avant la connaissance du monde, comme un filtre ou un angle déformant. Si penser que la chloroquine est un remède efficace pour soigner un virus ne nous convient pas, alors il suffit d'en douter pour bâtir ensuite une certitude contraire à ce fait, pour prendre un exemple polémique récent. En somme, comme l'argumentait déjà en son temps Aristote, aborder l'étant par la raison uniquement, c'est le couper de sa manifestation naturelle (spontanée) dans ses conditions propres d'expression (on ne peut, par exemple, pas séparer la vérité de la grenouille de la mare dans laquelle elle vit ; c'est d'ailleurs sur ce genre d'affirmation qu'est née l'écologie en tant que science).


C'est en ce sens que Descartes amorce la domination technique de la nature en tant que mécanisme placé sous l'empire des volontés subjectives. Descartes est au fondement de la modernité et de la science moderne. Mais ces bases sont-elles réellement assurées ? L'idée de certitude est désormais partout battue en brèche. Mais nous ne l'avons pas réellement remise en cause : nous suivons simplement un a priori inverse. Puisque rien n'est certain, alors tout est incertain. Par exemple, à la question : qu'est-ce qu'une femme ou un homme ? certains répondront qu'il n'y a pas de réponse possible puisqu'une proportion infime de la population naît hermaphrodite, ce qui veut bien dire que ces réalités ne répondent pas à une définition claire et donc ne répondent pas à une définition tout court, donc elles n'existent pas puisque seules les idées claires existent. Peut-être certains faons naissent-ils hermaphrodites, ce qui voudrait dire qu'il n'y a pas de différence entre un cerf et une biche... En conséquence, le monde devient ce magma informe des sceptiques dont on ne peut rien dire ni connaître que dénonçait Descartes. Ce qui veut aussi dire que, dans l'informe, seule la volonté individuelle peut faire sens... Mais un monde livré aux seules volontés subjectives peut-il encore être un monde commun, un monde humainement habitable ?

Antrustion
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le 28 oct. 2020

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