De l'art d'être meilleur avec Amanda et Dédé (Avertissement : critique bisounoursesque)

J'ai deux idoles (vivantes en plus, quelle gloire), Milan Kundera et Amanda Palmer.
J'ai découvert The Dresden Dolls par hasard au collège, et je ne m'en suis jamais totalement remise. J'ai écouté des centaines de fois leurs albums. Amanda Palmer, avec Brian Viglione puis en solo, a éveillé en moi une passion inextinguible.
Alors quand j'ai appris qu'elle écrivait un livre, il y a deux ans, j'ai bondi. Il n'était même pas encore sorti, je crois bien. J'ai pris mon temps pour l'acquérir et pour le lire, mais ça y est, c'est fait.
Et je ne pensais pas qu'il allait me faire un effet si puissant.


Au risque de paraître un peu niaise, je confesse que je tends, chaque jour, à devenir quelqu'un de meilleur. Self-improvement, etc. J'essaie d'être plus ouverte et plus cartésienne, c'est-à-dire que j'essaie de révoquer mes certitudes en doute, de considérer que rien de socialement normé n'est normal, et qu'il faut réfléchir sur tout en dépassant les préjugés collectifs. J'essaie aussi d'être plus tolérante, ou plutôt d'être philanthrope et d'avoir confiance, sinon dans l'humanité, au moins dans la bienveillance d'autrui. J'ai un peu de mal, alors j'essaie, moi, d'être bienveillante, et d'agir envers autrui comme j'aimerais qu'on agisse envers moi.


Et en lisant Amanda, c'est tout un monde de foi en l'humanité qui s'ouvre à moi. Un monde où l'on n'a plus peur des interactions sociales, puisqu'au contraire, c'est en faisant un mouvement vers l'autre, en lui demandant (de l'argent, de l'amour, du soutien, n'importe quoi ; bref, de l'aide) qu'on peut établir ce qu'elle appelle une connexion, en reliant les points [traduction libre] entre les individus ; un monde où les gens sont bienveillants, aidants, ouverts, généreux, infailliblement présents, et où ils méritent toute confiance, car se sont créés des liens entre eux par des échanges réciproques. Amanda parle ici de son "crowd", c'est-à-dire de sa communauté, et pas de l'humanité tout entière. Mais plus généralement, il s'agit de la possibilité de créer des réseaux, d'aller de l'avant, et tout bêtement, de vivre en communauté, notamment grâce à une façon toute personnelle, inédite, et magnifique, de partager son art avec le public, ou plutôt de partager l'art avec son public.


Sous des aspects naïfs, et par-delà des redondances certaines, The Art of Asking est un livre magistral. Ce n'est pas un livre de méditation ou de sagesse populaire à la con, ce n'est pas non plus un livre de recherche universitaire, mais c'est un livre à la portée philosophique immense. En le refermant, on porte un regard différent sur des choses que l'on ne comprenait pas et qu'on pouvait avoir tendance à mépriser - l'art de rue, et plus particulièrement celui des statues vivantes, ou encore le crowdfunding, la publicité de la vie privée, la "provocation" apparente, etc. Le point de vue de l'artiste pionnière dans l'art de demander est comme une respiration inattendue, une ouverture sur le monde et l'art du XXIe siècle, et un plaidoyer en faveur de la confiance et de sa beauté. La dimension autobiographique éclaire la démarche philosophique d'Amanda Palmer, et le fait qu'elle se livre en pâture au jugement après avoir tout dit, qu'elle confie ses peurs et ses angoisses ("the Fraud Police" par exemple, pression sociale extérieure qui se traduit par l'injonction, entendue des dizaines de fois, "GET A JOB"), la rend extrêmement intéressante et attachante - humaine, quoi. Si le lecteur ne connaît pas son art avant de la lire, il a forcément envie de le découvrir et de le soutenir.


Le livre est également remarquable par sa structure, en courts chapitres séparés par de petites étoiles, plus ou moins linéaires, mais éclatés, ordonnés par un talent mystérieux à développer par touches un raisonnement complexe, en mêlant exemples, dialogues, description de scènes, anecdotes, récit historique, le tout ponctué de temps en temps par des photos et des textes de ses chansons. Il y a une progression réelle : bien que le début soit un peu, je l'ai dit, répétitif et laborieux, la manière dont se déploie la thèse de l'auteur et dont se répondent les différents éléments argumentatifs est parfaitement maîtrisée. Avec un peu de volonté, on est immergé dans le récit, et profondément ému. Sur le fond comme sur la forme, Amanda Palmer a parfaitement accompli sa démarche.


Alors évidemment, Amanda Palmer est une artiste, et qui plus est une artiste extrêmement influente sur les réseaux sociaux, extrêmement dévouée à son public, extrêmement douée pour la communication - ce n'est pas pour rien qu'elle est la première dans l'histoire des internets à avoir réussi à lever plus d'un million de dollars pour un projet artistique. N'est pas Amanda Palmer qui veut. Pourtant, si Amanda Palmer est connue, ce n'est pas une superstar ; et au-delà des Etats-Unis, sa notoriété est toute relative, puisqu'elle est surtout connue des milieux alternatifs (que ce soit pour sa musique, son féminisme, les polémiques nombreuses autour de son art et de sa manière de le transmettre...). Le point important est surtout le lien, la relation d'amour authentique (ce sont ses mots) qu'elle crée et entretient avec sa communauté, finalement assez resserrée, mais extrêmement solide. Ainsi, chacun à sa mesure peut apprendre et gagner à lire The Art of Asking.


On a le droit d'avoir du mal avec ces démonstrations d'un amour débordant et inconditionnel, avec ce côté très artiste qui néglige parfois un peu la laideur du réel pour se concentrer sur la positivité d'une communauté. A l'évidence, Amanda Palmer, même si elle en a bavé, évolue dans un milieu de gens plutôt aisés, plutôt éduqués, plutôt blancs, qui peuvent donner et qui veulent donner parce qu'ils sont sensibles et passionnés. Le point de vue demeure très autocentré, assez bourgeois, et focalisé sur l'idéal d'un art reconnu et partagé. Mais il me semble qu'il faut y voir un choix plus qu'un travers : à partir de son propre exemple, elle ouvre des voies, tord le cou aux hontes et aux blâmes, et invite chacun à penser autrement que par le prisme de la culpabilité. Certes, il n'y a pas de considérations économiques ; pas tellement de réflexion féministe ; parce que ce n'est pas, a priori, le lieu. Elle le fait déjà ailleurs. Allez voir un peu son Twitter et son Facebook, ce sont des mines d'or.


Amanda Palmer, finalement, m'a juste donné envie de poursuivre mes efforts pour être quelqu'un d'à peu près bien. C'est déjà beaucoup. Et je l'aime encore plus qu'avant. Je vais peut-être lui écrire. La suivre encore plus qu'avant. Et je n'ai plus qu'un souhait, la voir en concert une fois dans ma vie, et lui faire un câlin plein de sueur.


Je dédie cette critique à René Descartes (le fameux Dédé, pour les intimes), qui est quand même un mec cool quand il ne part pas en délire sur Dieu. Doute méthodique rpz, fil rouge de cette critique.

Eggdoll

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