Comment parler du géant Plutarque ? Il faut commencer par dire à quel point il est agréable de lire ses Vies Parallèles. Il faut ensuite saluer le philosophe, le moraliste, qui nous livre de savants portraits d'hommes, pour nous parler de l'Homme.

Vies Parallèles n'est pas seulement instructif, il est passionnant. La méthode choisie est ingénieuse, mais reste à ce jour inimitée : comparer par paires les destins de personnages illustres, l'un Grec, l'autre Romain. L'ambition de l'auteur n'est pas politique, elle est éthique. Dans ce premier tome, ces paires, particulièrement bien choisies pour accueillir le lecteur, sont Alexandre le Grand et Jules César, Alcibiade et Marcius Coriolan et enfin, Demetrios Ier Poliorcète et Marc-Antoine.

Les deux premiers sont de grands conquérants, des stratèges de génie mais également des chefs politiques à la postérité légendaire. La courte partie consacrée à la comparaison proprement dite est malheureusement absente, n'ayant jamais été retrouvée. Cependant, on peut tenter de la reconstituer. Les deux personnages sont loin d'être des copies l'un de l'autre. Là où Plutarque souligne la précocité, le talent et la confiance en soi surnaturelle d'Alexandre, il met plutôt l'accent sur la ruse, l'habileté, l'intelligence politique et la capacité à prendre les bonnes décisions qui caractérisent César. Une fois les conquêtes épuisées et le sommet atteint, la voie du despotisme s'offre aux deux, oriental dans un cas, fatal dans l'autre.

Dans ces deux Vies, Plutarque reste descriptif et se comporte assez peu en moraliste. On devine toutefois un sous-texte clair. Alexandre, n'ayant plus rien à conquérir, s'enfonce dans d'interminables beuveries, se fâche avec fidèles et philosophes, laisse le trône de Darius lui dévorer l'ego. C'est par un acte de justice céleste incompréhensible et inexipliqué que la maladie l'emporte encore jeune. César, lui, refuse, gêné, la couronne que lui tend Marc-Antoine, tout en se comportant véritablement comme le nouveau roi de Rome. L'auteur nous délivre alors une description exceptionnelle de l'assassinat du dictateur, poignardé quarante fois et qui, dans un dernier souffle, tentera vainement de couvrir de sa toge son visage pour mourir dignement. Alexandre et César seront finalement morts de leurs propres excès, nous dit Plutarque.

Le livre nous propose ensuite les Vies de deux personnages plus contrastés, moins dignes d'admiration que les deux précédents. Alcibiade et Coriolan sont des traîtres à leurs patries, utilisant leurs qualités éminentes contre leurs propres concitoyens. La comparaison est plus inégale, presque forcée. Alcibiade, eupatride illustre, amant de Socrate, célèbre dans toute la Grèce de son temps, a vu sa existence se confondre avec la Guerre du Péloponnèse, dont il aura été l'un des principaux protagonistes. Il incarne, avec Themistocle et Periclès, le siècle d'or d'Athènes. Marcius Coriolan est, lui, un général romain d'une époque reculée. A l'époque, Rome est une bourgade parmi tant d'autres en Italie, organisée en république oligarchique et en guerre permanente avec les bourgades voisines. Marcius s'illustre lors de ces guerres, notamment lors de la prise de Corioles. Après ce succès, faisant montre de sa vertu très romaine, il refusera le butin mais acceptera le glorieux cognomen de Coriolan.

Cette deuxième paire de Vies est moins "parfaite" que la première, ce qui la rend d'autant plus intéressante. Alcibiade recherche gloire et plaisir, il est excessif en tout, prodigue, très éloquent et particulièrement fourbe. Il a l'amour du peuple qui pardonne à ce personnage de théâtre. Coriolan est un homme au tempérament de fer. Incapable de souplesse, il ne sait transiger et se voit constamment dominé par ses sentiments. Sa vertu et ses idées aristocratiques le rendent vite odieux au peuple, qui le bannit de la cité. Dès lors, il cherchera sans relâche à s'en venger, de la manière la plus impitoyable et ne cessera que quand sa mère fera appel à ses sentiments, ce qui engendrera sa chute. Alcibiade est lui beaucoup plus pragmatique. Il trahit d'abord pour sauver sa vie et bien que traité injustement par ses concitoyens, les aidera à nouveau à plusieurs reprises. C'est ce qui le rend à Plutarque bien moins blâmable que son pair. Malgré tous ses excès, mis en contraste avec l'incorruptibilité de Coriolan, Alcibiade est plus respectable car il n'a jamais agi que par nécessité. Cette conclusion élève le livre. Plutarque n'est pas un moraliste bas de plafond, qui serait aveuglé par la vertu civique de Coriolan. Il tire ses conclusions en cohérence avec une véritable éthique de l'action, que l'on retrouvera dans la troisième paire de Vies.

Poursuivant la voie tracée par la deuxième paire de Vies, la comparaison entre Demetrios et Marc-Antoine nous présente deux véritables contre-exemples aux yeux de l'auteur, des anti-héros, dirait-on aujourd'hui. Ces deux hommes sont blâmables, nous dit Plutarque, car vautrés dans la luxure et l'ivrognerie, ils s'amollissent et défaillent aux moments décisifs. Plutarque méprise avec force ce Demetrios qui abuse de l'amitié des Athéniens en profanant le Parthénon par la prostitution et manque de mourir médiocrement de la main de l'ennemi, quand, pris d'une envie soudaine, il se glisse sans garde dans la grande tante d'une femme quelconque. Il est tout autant révolté par Marc-Antoine, un homme capable, notamment sur le plan militaire, mais gouverné par ses plaisirs, bientôt confondus avec la personne de Cléopâtre. La description de la bataille d'Actium est à cet égard saisissante. Presque envoûté ou transformé en chien, le pauvre Marc-Antoine s'enfuit machinalement alors que la bataille n'est pas finie et rejoint le bâteau de la reine d'Egypte, elle-même en fuite, pour s'y morfondre durant trois jours. Plutarque met brillamment en scène le pathétique de ces deux guerriers. Il flétrit légèrement moins la figure de Marc-Antoine, qui s'est donné la mort en homme libre, là où Demetrios moisira paisiblement dans une prison dorée, nourri grassement et diverti somptueusement, sans responsabilités "comme il l'avait toujours voulu".

Qu'il le fasse volontairement ou non, Plutarque décrit, à travers ces destins, les vices et failles les plus universels de l'Homme : l'hubris des conquérants, la lâcheté des traîtres, l'apathie des talentueux.

Il adresse des avertissements de moraliste, tout en nous donnant à voir des cas particuliers, avec force détails. Il est certain que de nombreuses informations fournies par Plutarque sont erronées, exagérées, fantasmatiques, malgré un souci évident de crédibilité et de travail des sources, mais cela demeure tout à fait secondaire, tant la qualité de sa prose et son talent de narration s'appliquent avant tout à frapper l'imagination.

Plutarque est plus qu'un biographe, c'est un conteur qui, en sublimant le particulier, touche du doigt l'universel.

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le 25 août 2022

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