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On poursuit la Chronique des Pasquier avec ce troisième tome, Vue de la terre promise, moment charnière où la famille semble enfin toucher du doigt ce qu'elle poursuivait depuis deux volumes : une ascension sociale réelle, concrète, presque palpable. Le père a décroché son diplôme, il exerce comme médecin à Créteil, ils ont une maison à eux, un jardin, une voiture, et l'angoisse du lendemain recule enfin. C'est l'entrée officielle dans la petite bourgeoisie, ce palier tant fantasmé. Laurent avance dans ses études de biologie, Cécile poursuit sa carrière d'artiste, Joseph multiplie les initiatives commerciales et Ferdinand, discret comme toujours, s'apprête à fonder son foyer.


Tout pourrait laisser croire que la saga touche à une forme d'apaisement, que la terre promise est atteinte et qu'il n'y a plus rien à raconter. Mais ce serait oublier que le roman n'a jamais été celui d'une réussite sociale, mais celui de la complexité humaine. L'élévation ne change pas les êtres : elle amplifie leurs contradictions.


Le père, désormais docteur, se découvre entravé dans cette profession qu'il rêvait émancipatrice. Lui qui voulait être maître de lui-même se retrouve enfermé derrière un bureau, prisonnier de la routine et du protocole. Son culte de l'éternelle jeunesse, ses rituels matinaux de toilette, ses lubies changeantes, de l'automobile au jardinage, ne parviennent pas à masquer ses défauts immuables. Toujours attiré par les jeunes femmes, incapable d'assumer les conséquences de ses actes, prompt à des investissements hasardeux, il demeure cet être instable que l'on aime regarder autant qu'il exaspère.


La mère, elle, tient à bout de bras ce foyer qui menace de se disloquer. C'est elle qui lisse les tensions, éponge les crises, répare ce que le père casse par égoïsme ou inconséquence. Elle a toujours été le pilier invisible, celle qui fait tenir l'ensemble par une abnégation silencieuse, presque religieuse. Mais on la sent épuisée, dépassée par l'ampleur des dégâts. Les enfants grandissent, se dispersent, se déchirent, et elle n'a plus la force de tous les retenir. L'éclatement familial qu'elle redoute depuis toujours devient inévitable. Elle le voit venir, impuissante, et c'est peut-être cette lucidité qui la brise le plus.


Cécile, la musicienne, longtemps protégée du tumulte familial par son art, se trouve rattrapée par le réel. Duhamel montre très bien comment une vocation artistique peut masquer un refus de vivre. Elle décide d'épouser Valdemar, son professeur, vieux musicien brisé qui sombre dans la drogue. Elle croit devoir payer une dette morale envers celui qui l'a initiée à la musique, là où tout le monde voit un naufrage. C'est une manière de faire l'inverse de son père, de tenir coûte que coûte une promesse que lui ne tiendrait jamais, même si elle doit s'y abîmer.


Joseph, l'aîné, se pose en remplaçant du patriarche. Il ramène tout à l'argent, mesure les sacrifices de chacun, réclame des avances en se drapant dans une morale comptable dont il ajuste les règles selon ses intérêts. Il se construit une légende personnelle où il serait le seul lucide, le seul responsable. Son frère Ferdinand, plus faible, l'imite, le suit, jaloux, inquiet, d'une sensibilité qui s'exprime en éclats brusques.


C'est là que survient l'un des coups les plus durs pour Laurent : Joseph se fiance avec Hélène, une collègue scientifique, l'une des rares confidentes du jeune homme, une femme qu'il respecte vraiment. La voir entrer dans l'orbite morale de Joseph, dont il désapprouve tant les méthodes et la vision du monde, lui fait plus de mal qu'il ne veut l'avouer. Comme si son frère colonisait peu à peu tout ce qu'il estime.


Au milieu de cette famille en recomposition, Laurent subit plus qu'il n'agit. Sa sensibilité à fleur de peau l'expose à tout : la honte à propos de sa sœur, les drames déclenchés par son père qui met enceinte une cousine qu'il faut ensuite éloigner, les tensions politiques entre dreyfusards et antidreyfusards, les jalousies, les petits mensonges, les déceptions. Il voudrait croire à la science comme à une lumière, mais il découvre que la science n'est qu'un outil, pas un refuge. Le monde adulte commence à se fissurer sous ses pieds. Il étouffe dans la maison familiale, trop proche des défauts des siens, trop lucide pour les aimer entièrement, trop jeune encore pour se détacher sans violence.


Son départ progressif vers une vie indépendante, sous la mansarde, dans la solitude rêvée mais vite angoissante, marque un premier pas vers l'âge adulte. Il finit par comprendre qu'il aime mieux sa famille à distance, qu'il est impossible de garder ses illusions quand on vit au milieu des siens. Il se fixe alors trois objectifs comme une prière laïque, une boussole personnelle pour les années qui viennent : l'amour, la liberté et la gloire.


Vue de la terre promise porte bien son titre. On voit cette fameuse terre, on l'aperçoit même par instants, mais elle reste encore lointaine, mouvante, presque trompeuse. On découvre surtout que l'arrivée n'est jamais une fin en soi. Une fois le sommet atteint, il reste encore le vertige, les fissures, les désillusions, et cette profonde vérité que Duhamel ne cesse de déplier depuis le premier tome : l'élévation sociale transforme les conditions de vie, mais elle ne répare jamais les âmes. Ici, rien ne s'achève vraiment. Tout commence à peine.

Gilead
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