Qui est Patrick Bateman ? Un golden boy, qui s'enrichit sans rien faire puisqu'on ne le voit jamais travailler. Un obsédé de la fringue de marque : cette façon de détailler un à un chaque vêtement pour lui-même comme pour les gens qu'il croise est l'une des singularités du roman. Un exemple parmi une multitude, page 48 :

Van Patten porte un veston de sport croisé laine et soie, un pantalon laine et soie à pli creux et braguette boutonnée Mario Valentino, une chemise de coton Gitman Brothers, une cravate de soie à petits pois Bill Blass et une paire de Brooks Brothers en cuir. McDermott porte un costume de lin tissé avec pantalon à pinces, une chemise Basile, coton et soie, une cravate de soie Joseph Abboud et des mocassins en cuir d'autruche Susan Bennis Warren Edwards.

Moi qui fuis tout ce qui est marques (des attrape-gogos à mes yeux) et me moque relativement de mon apparence, que serais-je pour un Pat Bateman ? Un clochard, probablement (je serais donc en danger, comme on va le voir)... Notre homme est aussi un amateur de bonne chère, il passe une grosse partie de son temps à choisir puis décrire les menus des plus grands restaurants new yorkais. Et de bonne chair : toute fille qui se présente à lui tombe ou non dans la catégorie des baisables. Qu'il y ait "du monde au balcon" peut aider. Convaincu d'être irrésistible, il traite la plupart des gens, en particulier les femmes, avec condescendance voire mépris, même lorsqu'il s'agit d'Evelyn, sa compagne officielle. On pense furtivement à James Bond avec le personnage de Jean, sa secrétaire, qui est amoureuse de lui. La galanterie en moins. Ce qui le rend fou de rage ? Qu'un collègue ait une plus belle carte de visite que lui. En contrepoint, des clochards qui font la manche et la musique des Misérables, qu'on entend partout.

Bateman, c'est l'Américain hors sol poussé jusqu'au cauchemar. D'autant que ce n'est pas tout, notre anti-héros est aussi un tueur en série, à la nuit tombée comme le loup-garou. On le comprend peu à peu. Au début, c'est une envie de massacrer untel à la hache, rien de probant. Lorsqu'on apprend qu'il va régulièrement au pressing pour effacer des taches de sang, le portrait se dessine. Pas de meurtre narré, pourtant, avant la page 178. La première victime est un clodo noir, à qui il enjoint de se trouver un vrai boulot - lui qui ne travaille jamais. Puis ce sera un homo et son chien, ensuite un Asiatique... tout ce qui est aux antipodes du WASP fortuné.

Et puis des gens de son monde. Paul Owen, qui a eu le malheur de posséder un portefeuille (au sens de patrimoine à gérer) que Patrick envie : pour lui ce sera la hache. Bethany, une ex qu'il a retrouvée par hasard et qui, nullement impressionnée par le bonhomme, a eu le tort de le mettre mal à l'aise en lui posant des questions déstabilisantes : pour elle, ce sera le "pistolet à clous", qui crucifie. Ouch. Puis ce sera le meurtre d’un enfant de 5 ans au zoo, la torture avec décapitation de deux filles dont l’une a sa tête conservée dans l’appartement, d’une autre à qui on introduit un rat affamé dans le vagin préalablement tartiné de brie. Il en viendra même à verser dans le cannibalisme. Tellement extrême que c’en devient presque abstrait. Et lasse un peu. J’ai fini par survoler ces passages pour ne pas avoir à affronter les tortures décrites.

Entre ces épisodes ultra sanglants, Pat fait du shopping, entretient sa musculation, se fait livrer un arsenal impressionnant de matériel audiovisuel qui nous est soigneusement détaillé, commente ses groupes de musique préférés, égrène les sujets du Patty Winters Show, exprime régulièrement son admiration pour Donald Trump - le héros absolu. Le tout alimenté régulièrement au Valium et à la coke. Il dine avec son frère pour l'anniversaire de ce dernier : vu qu'il est fâché avec lui, on se dit qu'il doit être très différent mais non, Sean parvient à réserver dans un restau auquel même son frère n'a pas accès et il est encore plus cynique et désinvolte.

Ce qui frappe, c'est le contraste entre le raffinement de cet homme, dans l'habillement comme dans le choix des plats qu'il ingère, dans sa maîtrise des infimes nuances existant entre les eaux minérales ou les eaux de source, entre ce raffinement donc, et l'extrême sauvagerie dont il fait preuve dès qu'il s'abandonne à ses pulsions. Jonathan Littell avait déjà montré, dans Les bienveillantes, que les pires monstres pouvaient être des gens subtils et cultivés. Ainsi le meurtre de Bethany est-il suivi d'un chapitre consacré à la chanteuse Whitney Houston, où l'on peut lire, page 337, cet éloge du titre The Greatest Love of All : "une des plus fortes, des meilleures chansons jamais écrites sur la dignité et le respect de soi-même. (...) Son message universel dépasse toutes les frontières, pour instiller chez l'auditeur l'espoir qu'il n'est pas trop tard pour s'améliorer, pour être plus humain. Puisque, dans ce monde, il nous est impossible de nous ouvrir aux autres, nous pouvons toujours nous ouvrir à nous-mêmes." En effet, lorsqu'on vient de déchiqueter une femme il n'est pas trop tard pour s'améliorer, devenir "plus humain" ! La charge est assez sarcastique. Notons aussi l'inaptitude du héros à "s'ouvrir aux autres". Il est totalement incapable d'empathie, en phase avec son entourage d'ailleurs puisque l'un des jeux populaires chez ses amis est de sortir de l'argent face aux mendiants en faisant mine de leur donner avant de se raviser. Une mini cruauté que Patrick ne fait qu'exprimer radicalement. "Learning to love yourself is the greatest love of all" conclut la chanson. Amusant de voir comment Bateman, déjà totalement dévoré par l'amour de lui-même, utilise cette chanson pleine de bons sentiments pour renforcer son égotisme.

Le roman n’est pas sans humour : le Dorsia qui se refuse à Pat prend des allures de running gag. La scène où il y invite sa secrétaire est savoureuse : trop fier pour admettre qu’il n’a pu obtenir une table, il se fait passer pour le couple Schwartz, seul à n’être pas encore arrivé. Il sera viré comme un malpropre. Jean qui, inconsciente du danger, eût voulu prolonger la soirée au lit comme presque toutes les filles qui dinent avec Bateman, en réchappera : pas envie ce soir-là, plus simple de se mater une cassette vidéo (nous sommes en 1990). Là-dessus, le livre est visionnaire : si les cassettes VHS ont disparu, on sait que de plus en plus de jeunes abandonnent le coït pour l'onanisme devant un porno. Moins d'effort, moins d'engagement. Autre running gag, les filles que Bateman amène chez lui qui croient que Pierce & Pierce, la boîte où "travaille" Patrick, est un magasin de chaussures - pour bien séparer le monde où il évolue de celui des "filles". Au titre de ce qui est plus léger, signalons aussi la conversation téléphonique avec des copains, sur pas moins de 20 pages, pour décider où l’on réserve le soir. Finalement, on n’ira nulle part.

Bien sûr, le lecteur va se dire : "mais... il peut trucider autant de monde sans que jamais la police intervienne, en vienne à le soupçonner ?". Cette absence béante est, peut-on supposer, voulue par l'auteur : c'est bien la loi de la jungle qui prévaut. La puissance publique s'est affaissée puis effacée. A tel point que, lors d’une soirée déguisée au bureau, Pat peut arborer une pancarte clamant, en lettres de vrai sang, qu’il est un maniaque, sans que personne ne prenne cela au sérieux. C’est bien connu, plus c’est gros, mieux ça passe. Page 353, on voit tout de même apparaître un détective, Donald Kimball, sur les traces de l'assassin de Paul Owen. Un privé donc. L'homme inquiète un peu notre psychopathe. Mais il s’avèrera incapable jusqu'à l’outrance, cherchant le disparu à Londres plutôt que d’aller inspecter son domicile, ce qui eût été autrement instructif. Plus loin, Pat aura tout de même affaire à la police, après avoir canardé à tout va. Il sera cerné mais s’en sortira, sans qu’on comprenne bien comment. (Mon frère m’avance une hypothèse : tous ces meurtres relèveraient du fantasme, se dérouleraient en réalité dans la tête de Pat. Voilà qui expliquerait en effet leur impunité.)

Curieusement, il conserve assez longtemps sa relation suivie avec Evelyn. Un chapitre nous les montre même en couple quasiment normal lors d’une escapade à la campagne. Va-t-elle finir elle aussi en morceaux ? Il se contentera de la quitter, non sans lui avoir fait ingérer à son insu, en guise de cadeau d’adieu, un désinfectant imprégné d’urine. L’honneur est sauf. Sa secrétaire Jean sera sans doute la seule fille capable de le faire vaciller un instant, en lui avouant candidement qu’elle est amoureuse de lui. Mais on reste assez loin, même alors, de la collection Harlequin !

Éprouvant, répugnant : il faut avoir le cœur bien accroché pour suivre sur 527 pages les tribulations de ce monstre chic et froid. Difficile de ne pas soupçonner une certaine complaisance de l'auteur pour la violence. Parvenu à la dernière page, le lecteur risque d'être désappointé : Bret Easton Ellis ne nous a emmenés nulle part. Pat ne finit ni repenti, ni pincé par la police, ni victime d'une vengeance. Volontaire de la part de l'écrivain sans doute, mais cette sensation de stagnation, ajoutée à l'accumulation d'horreurs, m'a laissé un goût d'insatisfaction. Malgré ces réserves et nonobstant une écriture assez peu littéraire, on ne peut nier qu’on tient là une oeuvre singulière. Comment a-t-on pu l’adapter au cinéma sans verser dans l’illustration basiquement gore ? Pas sûr que j'aie envie de connaître la réponse.

7,5

Jduvi
7
Écrit par

Créée

le 10 mars 2024

Modifiée

le 16 mars 2024

Critique lue 2 fois

Jduvi

Écrit par

Critique lue 2 fois

D'autres avis sur American Psycho

American Psycho
JZD
9

Critique de American Psycho par J. Z. D.

J'ai aimé ce livre, la note le prouve, peut-être parce que je l'ai lu au collège et que mes joues étaient ouvertes à toute claque littéraire, je l'ai relu une fois après. C'était la première fois que...

le 25 mars 2011

48 j'aime

18

American Psycho
Kabuto
9

Critique de American Psycho par Kabuto

Bien sûr, ce qu’on retiendra principalement d’American Psycho c’est son extrême violence avec des scènes horribles et pornographiques qui marqueront forcément les lecteurs. Mais en rester là serait...

le 27 mai 2013

32 j'aime

American Psycho
Eggdoll
7

Prenant mais imparfait. (Attention, critique bourrée de spoilers.)

Si critiquable que soit ce pavé de plus de 500 pages, et pour une raison qui m'échappe, je me suis complètement immergée dedans. Ce ne fut pas pourtant sans une certaine appréhension, et au bout de...

le 26 mars 2011

31 j'aime

6

Du même critique

R.M.N.
Jduvi
8

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

le 6 oct. 2023

21 j'aime

5

Gloria Mundi
Jduvi
6

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

le 4 déc. 2019

16 j'aime

10

Le mal n'existe pas
Jduvi
7

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

le 17 janv. 2024

14 j'aime

3