Cœur de chien fut mon entrée dans l'oeuvre de Boulgakov, et quelle entrée truculente ! On m'avait recommandé Le maître et Marguerite et je décidai de lire celui-ci pour me mettre en jambe, afin de me familiariser avec le style, encouragé en cela par la brièveté de l'ouvrage (presque une nouvelle). De plus, l'ancien ambassadeur de Russie lui-même, Alexandre Orlov, en avait recommandé la lecture lors d'une interview. Dès les premières pages, l'expérience est immédiatement vivifiante !


Très simplement, un misérable chien des rues est recueilli par un savant moscovite, Philippe Philippovitch - homme de goût accablé par la révolution prolétarienne -, qui décide de le métamorphoser en humain en lui greffant l’hypophyse et les testicules d'un criminel, avec l'aide de son assistant, le dévoué Bormenthal, afin de tester des hypothèses sur le rajeunissement. Entre son origine canine et son extension criminelle, le chien des rues devient malheureusement un rustre de la pire espèce, décevant à jamais la perspective d'un homme nouveau mais s'intégrant parfaitement à la réalité soviétique. Cette farce sur le thème de la métamorphose pioche habilement dans le registre du savant-fou, jonglant entre scientisme et fantastique, prétexte à une satyre désopilante de la société moscovite d'alors, brutalement décloisonnée - c'est le cas de le dire - par la révolution d'octobre. Les passages les plus étonnants sont peut-être ceux du point de vue du chien lui-même qui contribue à sa façon à la critique.


Dans le champ politico-artistique, Coeur de chien s'inscrit à contre-courant de la Proletkult ("culture du prolétariat") en pleine expansion sous la férule du régime et dont l'objectif explicite est de créer, par tous les médiums artistiques disponibles, l'homme nouveau, bâtisseur du communisme et d'une société idéale. De ce fait, le récit sera censuré et ne sera publié qu'en 1968, longtemps après la mort de son auteur. La même année que Coeur de Chien, Boulgakov parvient toutefois à tromper la censure avec Les Oeufs fatidiques, une nouvelle mettant encore un scène un savant très original capable d'accélérer la reproduction des animaux et dont l'invention est dévoyée par ses contemporains de façon tout à fait burlesque. Jamais loin de la dissidence, ces courts récits demeurent brillants jusqu'à aujourd'hui et je ne peux - à la suite de l'ambassadeur Orlov - qu'en recommander la lecture.


PS : N'allez pas imaginer que je prends tout ce que dit Alexandre Orlov pour argent comptant. Loin de là.

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le 23 juin 2019

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