Mon titre est d'emblée inexact. Inexact parce que ce "carnet de bord" d'un séjour dans une cabane en Sibérie - "carnet de bord" c'est plutôt pour un bâteau, si tenté qu'une cabane soit un navire, ce qui peut être le cas si on se figure que cette cabane sibérienne est comme jetée dans une étendue glacée de neige et de pierre - est l'envers exact du film américain. La Sibérie est d'ailleurs le miroir inversé de l'Alaska et du grand nord Canadien, comme la Russie l'est de l'Amérique. L'est face à l'ouest, l'orient face à l'occident, le communisme face au capitalisme, en tout cas dans l'imaginaire. Et surtout Sylvain Tesson n'a pas le destin du personnnage d'Into the Wild : non seulement il brave des conditions climatiques infiniment plus terribles encore mais en plus il n'en retire aucun regret. Il vit son érémitage comme un profond bonheur.
Pour être ermite, Sylvain Tesson souligne qu'il faut avoir vécu dans la fourmillière grouillante des villes. Les êtres humains qui sont nés dans des déserts de sable ou de glace n'aspirent qu'à les quitter, attirés par les exacts contraires. Il faut avoir embrassé la civilisation, l'avoir chéri, l'avoir intériorisé pour la quitter. Sylvain Tesson est donc venu en 2010 s'isoler du reste du monde, en passant 6 mois dans une cabane au bord du lac Baikal, aux confins de la Sibérie. Il brave une nature inhospitalière en apparence, un climat éprouvant. Il ne peut réussir cet exploit qu'avec de solides conditions physiques : il marche parfois plus de trente kilomètres par des températures glaçiales. D'emblée, ce qu'il vit est assez extraordinaire, une aventure à l'autre bout du monde.
Mais c'est une aventure presque immobile. Loin de l'expédition. Certes, il marche, il rend visite à ses lointains voisins parfois à quarante kilomètres de là mais c'est une aventure essentiellement intérieure.
Je vis ici au royaume de la prévisibilité. Chaque jour s'écoule, miroir de la veille, esquisse du lendemain. Les variations des heures jouent sur la coloration du ciel, les allées et venues des oiseaux et mille nuances à peine perceptibles.
Il décrit mille fois le même paysage avec mille variations et mille couleurs. Voilà ce qu'il dit de l'être humain devenu ermite :
Coupé de toute communication, il déchiffre la langue des arbres. Libéré de la télévision, il découvre qu'une fenêtre est plus transparente qu'un écran.
Mais, outre l'aventure et la découverte de cette région méconnue et des anecdotes savoureuses sur la Russie où l'on boit décidemment beaucoup de vodka et sur l'âme russe, imprévisible, vivant dans le risque et l'urgence, oscillant entre la douceur sirupeuse du thé et la violence cavalière des steppes, ce sont les hésitations et les pensées intérieures de Sylvain Tesson qui permettent l'identification immédiate.
On penserait d'apparence que Sylvain Tesson est heureux mais il ne l'est pas tant que ça ou du moins son érémitage est une fuite, fuite d'un monde qui le dégoute, fuite aussi des êtres qui l'agaçent. Il devient sauvage, roi de sa cabane et de son domaine et lorsqu'un homme y passe, il en est presque à le chasser. Seule la vodka lui fait oublier ses envies de solitude. Voilà pourquoi le titre de ma critique n'est pas non plus entièrement faux puisque dans Into the wild, la solitude est une impasse. Pour Sylvain Tesson, la solitude est un moment, pas une finalité. C'est un recentrement sur soi. Et c'est parfois douloureux et paradoxal :
Rien ne vaut la solitude. Pour être parfaitement heureux il me manque quelqu'un a qui l'expliquer.
D'ailleurs une seule chose semble lui manquer de Paris, sa compagne, qui l'abandonne, au milieu du livre, lassée sûrement de la fuite de son amant. Il en résulte beaucoup de douleur. Seule la présence de deux chiots prêtés par un ami russe lui fera éviter de perdre la raison.
Sur la nature, les animaux, l'âme russe, Sylvain Tesson a des mots assez extraordinaires, qu'il agrémente de lectures et d'érudition car dans son isolement, il a emmené avec lui nombre de livres tous plus passionnants les uns que les autres : Gary, Casanova, Chateaubriand, Nietzsche, Rousseau et même des romans policiers comme autant de fenêtres ouvertes sur la civilisation. Sylvain Tesson livre beaucoup de réflexions passionnantes sur la nature humaine et les oeuvres littéraires lui offrent un écho à sa propre solitude. Il montre notamment que érémitisme n'a rien de révolutionnaire, au contraire. Le révolutionnaire a besoin de la société pour se révolter. L'ermite n'a besoin de personne pour vivre. Mais il s'agit d'une forme de liberté absolue, qui n'est possible que parce qu'il existe des hommes et des femmes pour s'entasser dans des villes. L'érémitisme est un luxe, parce que rare. C'est un retour à l'état de nature, mais cela n'est pas donné à tout le monde.
On goûte avec bonheur la jubilitation intérieure de Sylvain Tesson qui se trouve dans les forêts de Sibérie et nous invite dans son périple intérieur. La forêt, la montagne, le lac ne sont que les métaphores de notre esprit, comme si finalement il existait une connexion entre l'âme et la nature, un pont indicible que l'on perçoit lorsque les conditions sont réunies. J'ai eu à bien des moments froid pour lui mais surtout j'ai ressenti au contact de ses mots un appel absolu de liberté. Les plaisirs sont simples : un verre de vodka et un cigare et une étendue infinie et sauvage devant nous, harmonie suprême :
La cabane est une cellule de grisement.