Je viens de terminer les Ecrits Corsaires de Pier Paolo Pasolini et j’avoue ne pas trop savoir quoi en penser. A la fois, j’ai apprécié certaines réflexions sur des sujets profonds qui ont percuté de plein fouet l’Italie de la seconde moitié du XXème siècle mais en même temps, il faut être honnête, je me suis ennuyé car la plupart des grandes réflexions tirées de ce corpus de textes, je les ai déjà lus ailleurs chez d’autres auteurs. En somme, rien d’original malgré la force du caractère de l’auteur, sa bonne compréhension du basculement historique de l’Europe de l’ouest vers la post-modernité et sa plume acérée.


Déjà qui est Pasolini ? Cette question est complexe car il appartient aux inclassables, aux indépendants d’esprit et de cœur. A la fois cinéaste, poète, romancier et polémiste, c’est au versant polémiste que nous avons à faire dans ce recueil publié en 1975 où vous trouverez un rassemblement de textes politiques publiés originellement dans le journal italien Corriere Della Serra. Autant j’admire son indépendance d’esprit, autant c’est aussi ce qui me refroidit. Les indépendants qui ne prêchent à aucune paroisse sont souvent suspectés de cacher quelque chose. C’est le versant de la pièce. Si je devais grossir le portrait, Pasolini est homosexuel mais défend la cause hétérosexuelle tout en accusant la société italienne de l’époque, et surtout sa classe politique chrétienne, d’être homophobe. Il est encarté politiquement chez les communistes mais parfois les critiques pour défendre certains patriotes ou politiques conservateurs. Il dénonce les fascistes au crédit des antifascistes, puis quelques paragraphes plus loin, défend les fascistes « supposés » contre les non moins « supposés » antifascistes de bistrot. Il est catholique mais passe son temps à détruire la vieille société bourgeoise chrétienne aux manettes du pays depuis des décennies et annonce avec ferveur le déclin rapide et massif de cette religion en Italie. Pasolini se présente officiellement comme un intellectuel et polémiste dénonçant certaines injustices mais reste prêt à en découdre physiquement avec ses contradicteurs et l’annonce comme tel dans ses écrits. Il regrette l’exode rural des italiens vers les grands centres urbains car pour lui c’est la disparition assurée des vieux patois italiens au profit d’une homogénéisation des codes et comportements, des cultures et traditions ancestrales de tout un pan de cette Italie millénaire qu’il aime tant. Mais que fait-il, lui, si ce n’est profiter de cette modernisation avancée du pays en devenant par ailleurs un producteur de films controversés ?


Bref, nous avons entre les mains un ouvrage à maints égards intéressants mais très particulier. On ne sait pas sur quel pied danser tout au long des 300 pages que comportent ces Ecrits Corsaires. Ce n’est pas un mal en soi, ce n’est pas un aspect rebutant mais dérangeant. Pasolini est insaisissable. D’aucuns diraient qu’il est libre. Moi je dirai qu’il est pénible. Je veux savoir à quelle obédience appartient un homme. Quelle cause défend-il ? Pour la bienséance, il devrait être perceptible dans le regard d’un homme ou dans ses actes s’il est capable de mourir pour telle ou telle cause. J’attache de l’importance à ce que la franchise et l’honnêteté d’un homme soient tenues en plus haute estime que la versatilité et l’agilité intellectuelle de pouvoir se retrouver tantôt dans tel camps, tantôt dans l’autre, en fonction des torts et raisons de chacun ou de l’opportunité politique. Avec le recul, je comprends la fascination qu’exerce Pasolini sur les nouvelles générations. Il a ce petit côté « justicier » sans peur et sans reproche qui n’appartient finalement à aucun camp. Un électron libre qui donne des gages ou des blâmes à tous les versants d’une société à la dérive et qui perd peu à peu son âme. Un intellectuel qui se touche un peu la nouille avec des concepts bien lourds et qui produit des films « intellos » un peu trash comme Salo ou les 120 Journées de Sodome (1975). Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. J’abhorre l’aliénation ou la logique de parti mais admettez qu’on ne peut construire une société stable avec des intellectuels comme Pasolini car tout ce qu’ils touchent de près ou de loin devient de facto instables. Et je crois pouvoir dire que l’instabilité qu’elle soit intellectuelle, politique ou personnelle est certainement un adjectif qui a caractérisé le plus la vie de notre penseur, écrivain, réalisateur, poète, journaliste, acteur et compositeur italien, à son corps défendant. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir sa biographie jusqu’à sa mort brutale en 1975.

Au-delà de ces considérations personnelles, j’ai tout de même été impressionné par les perspectives tracées par Pasolini démontrant son acuité intellectuelle.


Ci-dessous une citation intéressante sur l’avenir de l’Eglise et son dessein dans une société qui a remplacé la logique holiste par l’individualisme pur :


« En effet, le nouveau pouvoir bourgeois nécessite, de la part des consommateurs, un esprit complètement pragmatique et hédoniste : un univers mécanique et purement terrestre dans lequel le cycle de la production et de la consommation puisse s’accomplir selon sa nature propre. Il n’y a plus de place pour la religion et surtout pour l’Eglise. La lutte répressive que le nouveau capitalisme accomplit encore par l’intermédiaire de l’Eglise est une lutte retardée et destinée, selon la logique bourgeoise, à être rapidement abandonnée, ce qui aura pour conséquence la dissolution « naturelle » de l’Eglise. » p.52


Ci-dessous un extrait intéressant mais contradictoire. Quid de la sexualité de Pasolini ? Le nom Pasolini s’est éteint avec sa mort tragique en 1975 puisqu’il n’a pas eu d’enfant et que son frère Guido est mort en 1945 pendant la Seconde Guerre mondiale avant de fonder une famille :


« Donc, la Famille qui pendant tant de siècles et de millénaires a été le « spécimen » le plus petit tout à la fois de l’économie paysanne et de la civilisation religieuse, est devenue aujourd’hui le « spécimen » le plus petit de la civilisation de consommation de masse. » p.79


Un exemple de la capacité d’autocritique de Pasolini qui jette la pierre à son propre camps, l’antifascisme, et l’accuse de ne pas avoir bien réagi face à la montée du fascisme :


« […] (Et plus grave) nous n’avons rien fait pour qu’il n’y ait pas de fascistes. Nous les avons seulement condamnés, en flattant notre conscience avec notre indignation ; plus forte et impertinente était notre indignation, plus tranquille notre conscience. » p.94


Ici un exemple de l’horreur que suggère la société de consommation à Pasolini. Il voit s’instiller dans la société une sorte de conformisme des comportements, des attitudes vestimentaires ou gestuelles, des objets qui n’ont jamais appartenus à la société italienne traditionnelles auparavant et qui font désormais leur apparition depuis l’avènement du libéralisme et de la consommation de masse :


« […] la consommation n’est dans ses effets, qu’une nouvelle forme de totalitarisme – en tant que complètement totalisante et qu’aliénante jusqu’à l’extrême limite de la dégradation anthropologique, jusqu’au génocide (Marx). Sa permissivité est donc fausse : c’est le masque de la pire répression qu’un pouvoir ait jamais exercé sur les masses. » p.190


« Aujourd’hui, dans les villes de l’Occident aussi – mais je voudrais parler surtout de l’Italie – on est frappé par l’uniformité de la foule, quand on marche dans les rues : ici aussi, on ne note plus de différence importante entre les passants (surtout les jeunes) dans la façon de s’habiller, de marcher, d’être sérieux, de sourire, de faire des gestes, dans, en somme, la façon de se comporter. Et l’on peut donc dire, comme pour la foule russe, que le système des signes du langage physico-chimique n’a plus de variantes, qu’il est parfaitement identique en tous. Mais, tandis qu’en Russie c’est un phénomène si positif qu’il en est exaltant, en Occident, c’est au contraire un phénomène négatif qui met dans un état d’âme qui frôle le dégoût et le désespoir. » p.109


Et d’ajouter, un magnifique tacle à l’égalitarisme :


« La fièvre de la consommation est une fièvre d’obéissance à un ordre non énoncé. Chacun, en Italie, ressent l’anxiété, dégradante, d’être comme les autres dans l’acte de consommer, d’être heureux, d’être libre, parce que tel est l’ordre que chacun a inconsciemment reçu et auquel il « doit » obéir s’il se sent différent. Jamais la différence n’a été une faute aussi effrayante qu’en cette période de tolérance. L’égalité n’a, en effet, pas été conquise, mais, au contraire, une « fausse » égalité reçue en cadeau. » p.109


On peut voir également l’aveuglement marxiste de l’auteur persuadé des vertus messianiques du parti communiste dont on sait aujourd’hui, avec le recul, du rôle dérisoire qu’il a joué en Italie ainsi que ce bel oxymore : démocratie/communisme :


« Il est certain qu’aujourd’hui la présence dans l’opposition d’un grand parti comme ce parti communiste italien représente le salut de l’Italie et de ses pauvres institutions démocratiques ». p.149


Dans les Ecrits Corsaires, Pasolini revient à plusieurs reprises sur ses positions anti avortement qu’il maintient fermement. Ce sont certainement ces plus belles pages. Il y défend les naissances et la vie par-dessus tout et se commet dans une position aujourd’hui très polémique mais qui, à l’époque, était moins sulfureuse car moins répandue. On ne peut pas enlever à cet extrait son aspect visionnaire quand on sait que l’Italie possède actuellement l’indice de fécondité le plus faible d’Europe de l’ouest :


« Le contexte dans lequel s’insère l’avortement est, justement, écologique : c’est la tragédie démographique qui, dans une perspective écologique, se présente comme la plus grave menace pour la survie de l’humanité. Dans un tel contexte, ce que représente l’avortement – d’un point de vue éthique et légal – change de forme et de nature, et l’on peut, dans une certaine mesure, en justifier une forme de légalisation. Si le législateur n’arrivait pas toujours en retard, et si, pour rester fidèle à son bon sens et à ses abstractions pragmatiques, il n’était pas complètement fermé à l’imagination, il pourrait tout résoudre en insérant le délit d’avortement dans celui, plus vaste, d’euthanasie, et en lui accordant une série particulière de « circonstances atténuantes » précisément de caractère écologique. Ce n’est pas pour autant qu’il cesserait d’être formellement un délit et d’apparaître comme tel à la conscience. » p.163


L’avortement est ressenti par Pasolini comme une perte humaine et culturelle potentielle et doit donc être interdit :


« […] je suis par contre d’accord avec les communistes sur l’avortement. Ici il s’agit de la vie humaine ; et je ne dis pas cela parce que la vie humaine est sacrée. Elle l’a été et son caractère sacré a été sincèrement ressenti dans le monde anthropologique de la pauvreté, parce que chaque naissance était une garantie pour la continuité de l’homme. » p.173


A la suite de l’avortement, Pasolini avait déjà compris quel serait l’aboutissement du féminisme balbutiant dans les années 70. Dans cet extrait, nous observons à quel point ses observations sont d’actualité notamment sur le rapport pernicieux qu’entretien aujourd’hui les naissances avec la notion d’écologie :


« Aujourd’hui, au contraire, les mariages ressemblent à de hâtifs rites funèbres. La cause de toutes les choses terribles que je suis en train de dire est claire : autrefois, l’« espèce » devait lutter pour survivre et, par conséquent le nombre des naissances devait dépasser celui des décès. Aujourd’hui, par contre, l’« espèce », si elle veut survivre, doit s’arranger pour que le nombre des naissances ne dépasse pas celui des décès. Et donc : chaque enfant qui naissait autrefois, représentant une garantie de vie, était béni, tandis que chaque enfant qui naît aujourd’hui, contribuant à l’autodestruction de l’humanité, est maudit. Nous voici dont arrivés à ce paradoxe que ce que l’on disait contre nature est naturel, et que ce que l’on disait naturel est contre nature. » p.164


Pasolini est définitivement un intellectuel hors norme, au sens littéral du terme. Son indépendance d’esprit échappe à toutes les volontés de classifications. Les gauchistes et progressistes l’apprécient pour son côté homosexuel revendiqué dans une Italie très conservatrice sur le plan des mœurs, pour ses films osés ou pour son adhésion au parti communiste et sa lutte active contre le fascisme. La droite l’apprécie pour sa hauteur intellectuelle sur le monde moderne, sur l’autocritique de l’antifascisme, sur sa dénonciation de la société de consommation comme facteur d’abaissement culturel et de nivellement par le bas généralisé. Les droitards aiment également son militantisme en faveur de l’interdiction de l’avortement et pour ses positions chrétiennes à contre-courant du mouvement de déchristianisation féroce de l’Europe occidentale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il a vu juste sur de nombreux sujets mais il faut aussi reconnaître que la plupart des idées qu’il défend dans les années 70 ont déjà été défrichées par d’autres intellectuels avant lui. Pasolini est une synthèse protéiforme et inclassable du bouillonnement intellectuel de l’époque provoqué par la disparition progressive des sociétés européennes traditionnelles à une vitesse ahurissante par le bulldozer de la post modernité. Pasolini, c’est avant tout un cri du cœur d’un homme fermement ancré dans le XXème siècle et qui voit son monde disparaître. Un cri de rage dans le brouhaha continu de la société de consommation qui va peu à peu détruire les identités européennes. En ce sens, Pasolini reste définitivement attachant et ses Ecrits Corsaires offrent un témoignage poignant et vindicatif de la volonté de cet homme de ne pas sombrer dans de fausses évidences. En somme, avant notre société merdique, pourrie par l’argent et atomisée, il y a eu une civilisation, un autre modèle de société, d’autres rapports aux autres et au monde que la société de consommation a irrévocablement détruit. A défaut de l’avoir cerné, c’est le message principal que je retiendrai de cet homme contradictoire et fascinant. Les intellectuels de son type sont rares aujourd’hui.

silaxe
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le 8 janv. 2024

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