Énéide
7.6
Énéide

livre de Virgile (-19)

L'Énéide est l'histoire d'un homme face à son destin et à la conquête de lui-même, et en même temps un chant à la gloire du peuple romain et sur son devenir historique sous l'empire d'Auguste. L'œuvre s'inscrit dans le contexte suivant : tout d'abord celui des guerres civiles avec les luttes entre Marius et Sylla, Pompée et César, l'assassinat de ce dernier, puis l'affrontement entre ses deux héritiers : Antoine et son fils adoptif Octave. S'alliant pour affronter les ennemis républicains, les deux hommes firent ensuite la guerre, dont Octave sortit vainqueur lors de la bataille d'Actium, s'imposant comme le champion de l'Occident, qui était vu menacé par Antoine et son alliée orientale, Cléopâtre. Ainsi, Octave devint l'empereur Auguste, lui qui hante indirectement l'épopée de Virgile.

Virgile utilise le récit mythique d'Énée, personnage présent dans L'Iliade, pour raconter les origines de Rome. Après le chute de Troie aux mains des Grecs, Énée dut s'enfuir, connut des périls avant d'être tenté de s'installer sur une terre qui ne lui était pas destinée : Carthage. Puis, arrivé au Latium et après des combats terribles pour s'y établir définitivement, l’œuvre se termine sur sa victoire, et le lecteur entrevoit la naissance lointaine de Rome. Vu comme un lâche dans les mythes d'origine pour avoir fui Troie, Virgile avait la volonté de rectifier cet aspect en montrant tous les signaux que cette fuite faisait partie de son destin et qu'il était obligé de se soumettre à la volonté des dieux, montrant son incroyable pietas. On le constate notamment par le biais de visions surnaturelles qui viennent alerter sur le départ imminent d'Énée, et qui vont crescendo en puissance. D'abord Hector, qui apparaît sous les traits d'un fantôme, puis sa mère Vénus, une déesse, puis Jupiter, le dieu des dieux, qui, par un prodige, vient confirmer que les Romains sont les élus de ce nouveau peuple à venir. Par ailleurs, Virgile a pris soin de donner des origines italiennes aux Troyens, car Dardanus, le bâtisseur de Troie, a des origines occidentales, légitimant ainsi le parcours d'Énée pour arriver au Latium.

Il est clair que l'inspiration principale de Virgile est L'Iliade et L'Odyssée d'Homère. C'est une imitation assumée, car à l'époque, les œuvres antiques se jugeaient par rapport à celles les ayant précédées. Tout ce qui avait existé avant était considéré comme un bien commun dans lequel l'auteur pouvait puiser pour les arranger comme il le souhaitait, afin de leur donner un autre sens, les transcender, voire les rendre meilleures. Il y avait donc un plaisir à reconnaître des motifs déjà connus, réexplorés et réarrangés. Virgile s'inspire de L'Odyssée pour les six premiers chants, car ils rappellent les voyages d'Ulysse, tandis que les six autres chants au Latium renvoient à la guerre de Troie dans L'Iliade. On y voit plusieurs motifs communs, comme les suivants : tempête, descente aux Enfers, rencontre avec les Harpies, tentation d'une autre femme chez laquelle il reste quelque temps, évocation des jeux funèbres, catalogue des guerriers, combat unique entre deux héros, etc.

Virgile doit également à Homère son style, avec des comparaisons épiques et des épithètes de nature. Mais on retrouve surtout la présence régulière des dieux et leur intervention constante, qui passe par des prodiges, des apparitions, des oracles, des songes, influençant constamment les héros et leurs malheurs, car la malédiction des Troyens est due à la haine de Junon. Cette dernière garde rancune envers Pâris, qui a préféré Vénus (qui le protège tout au long du récit) à elle lors du jugement de la pomme d'or, et parce qu'elle sait que leur descendance, en fondant Rome, menacera son peuple favori, Carthage. Le polythéisme est important dans l’œuvre, car sans les dieux, Énée ne serait pas inscrit dans le vaste plan de la création d'une nation. La fuite de Troie, les guerres d'Italie ainsi que l'établissement dans le Latium ne seraient que des événements humains sans importance.

Mais L'Énéide n'est pas juste une épopée homérique, car il y a un récit tragique dans le récit. On le constate par le basculement radical des états émotionnels des héros, qui passent souvent de la joie au désespoir, comme Didon, qui tombe follement amoureuse d'Énée et se suicide tout en maudissant le destin des Troyens, car ce dernier préfère diriger sa nation vers son futur, comme un chef d’État, plutôt que de se laisser séduire par la Carthaginoise ainsi que de se laisser tenter par tout le luxe oriental, qui était vu négativement et de façon stéréotypée à l'époque de Virgile. Il y a également la présence des chœurs qui commentent l'action de ces héros, alors que l'épopée ne le fait pas habituellement. Souvent, Virgile intervient directement ou passe par la voix d’Énée, qui se confond avec la sienne pour analyser une situation, à l'instar d'une tragédie antique, en se montrant à la fois impuissant ou affligé, ébranlé ou admiratif des propres scènes qu'il écrit.

Le tragique se fait ressentir également dans l'ambiance générale, car ici, on suit l'épopée des vaincus, contrairement à L'Iliade, comme le prouve le chant II sur l'horreur de la guerre jusqu'au dernier chant, lors de la mort de Turnus (l'ennemi principal d'Énée, qui refuse la présence de ce dernier dans le Latium), qui termine abruptement l'histoire dans une fin funeste et sombre. C'est également tragique, car Virgile décrit des hommes qui ne comprennent pas leur destin, malgré tous les signaux envoyés par les dieux qu'ils interprètent mal, les menant à leur perte. Contrairement à L'Iliade également, les personnages sont plus nuancés que les héros plus entiers et binaires d'Homère. Chacun a sa raison d'agir d'une certaine manière, et souvent légitimement, à l'image de Turnus, qui se voit à la fois dépossédé d'une fiancée (Lavinia, la fille de Latinus, roi du Latium, qui préfère donner la main de sa fille à Énée, comme le voulait la prophétie, plutôt qu'à Turnus) et donc d'un royaume. Il passe de la douleur à la fureur, voire à la folie, comme le démontre son appétit meurtrier lors de la guerre du Latium.

Pour la structure de L'Énéide, il y a plusieurs interprétations. La première, la plus évidente, voudrait qu'il s'agisse d'une composition binaire, avec les six premiers chants consacrés aux voyages d'Énée et les six derniers aux combats en Italie. C'est une imitation en chiasme de l’œuvre d'Homère, dont la première partie serait L'Odyssée et la seconde L'Iliade, comme il a été dit plus haut. On peut voir également dans cette structure un mouvement ascendant des huit premiers chants jusqu'à l'apothéose, le bouclier d'Énée, bâti par Vulcain sous la demande ensorcelante de Vénus, qui raconte tout le devenir de la naissance de Rome jusqu'à l'établissement d'Auguste comme empereur. Les quatre derniers seraient un épilogue avec toute sa dimension épique, faite de bruit et de fureur, à l'instar d'une symphonie finale. Enfin, une autre proposition suggère une structure à la fois initiatique et zodiacale. Les chants I à IV seraient une sorte de catharsis et de séparation (Énée doit renoncer à l'homme qu'il était), tandis que les chants V à VIII donnent au héros les mystères des dieux (tout le chant consacré à l'Enfer), puis les chants IX à XII coïncident avec son retour dans le monde et la consécration du projet divin. Pour la structure zodiacale, chaque chant correspondrait à un signe du zodiaque : le commencement serait sous le signe du Scorpion, en lien, pour les astronomes antiques, avec la Libye et Carthage, puis l'épopée continuerait sous le signe du Sagittaire, signe de feu qui se rapporte aux incendies de la dernière nuit de Troie, jusqu'au chant XII, qui se termine sur le signe de la Balance, signe de naissance d'Octave ainsi que de Rome et de l'Italie.

Comme chez Homère, L'Énéide est le récit d'une guerre, mais chez l'auteur grec, la guerre est montrée sous un éclat sauvage où les soldats vont chercher le timè, c'est-à-dire le prix de l'honneur, car ils sont en quête de gloire. Tandis que chez l'auteur romain, la guerre est dévoilée dans toute son horreur. La dernière nuit de Troie en est le parfait exemple, car c'est un horrible carnage où le noir de la nuit ainsi que le rouge du sang et de l'incendie dominent l'imagerie. La guerre est une boucherie chez Virgile, et ses personnages guerriers sont plus menés par leur fureur (furor) que par leur courage (uirtus). Virgile démontre son intention de souligner que tous les hommes, qu'ils soient vainqueurs ou vaincus, se transforment en bêtes féroces. Même Énée, le héros le plus pieux, peut semer un torrent et un déchaînement de violence, jusqu'à la scène finale où il égorge de façon incisive Turnus. Malgré le côté épique, le lecteur ressent la douleur des Troyens comme des Latins, tout en appuyant sur la fatalité de cet enchaînement de massacres qui est pourtant dénué de sens, car les Troyens essaient de trouver une paix et une alliance auprès des Latins. En effet, Latinus ne veut pas qu'il y ait la guerre, et les combats commencent sur une erreur, car Iule (le fils d'Énée) a tué, sans le savoir, un cerf sacré pour les Latins, mais la haine de Junon est plus forte que tout. Cependant, le but de Virgile n'est pas de dire que tout cela est absurde, car « le tragique de la condition humaine prend son sens dans et par l'histoire » (Sylvie Laigneau-Fontaine), car L'Énéide se veut un miroir du peuple romain et, comme horizon, celui de la nation romaine.

Par conséquent, le tragique est nécessaire pour le devenir historique de Rome. Tout le poème peut donc être lu comme une représentation symbolique du destin du peuple romain. Toute la complexité de l'aventure d'Énée pour arriver au Latium représente les difficultés de Rome lors des guerres civiles. Le lien qu'a Énée avec ses trois épouses (l'Orientale Créuse, l'Africaine Didon, l'Occidentale Lavinia) symbolise les trois mondes sur lesquels règne Rome. Nombreuses sont les prophéties dans l’œuvre, comme cette longue évocation des futurs héros de l'histoire romaine au cours du chant VI. On retrouve également des coutumes semblables à celles des Romains, ce qui sert à créer ce lien entre mythe et histoire, entre passé ancestral et présent augustéen. Enfin, le passage dans les Enfers sert au héros à se renseigner sur la mission de refondation de la nation de Troie, qui est dévoilée par les mots de son père Anchise, mort plus tôt dans le récit et dont on retient la fameuse image iconique lors de la fuite de Troie, où Énée porte sur ses épaules son père. Ce dernier, ayant des dons prophétiques, lui montre le chemin qu'il doit suivre vaillamment, démontrant que les Enfers ne servent pas au héros à sauver son âme comme le voudrait la tradition.

Pour conclure, on comprend bien que l'Énéide est un chant de l'histoire romaine et de son futur historique. Virgile célèbre les valeurs romaines en montrant que l'histoire de Rome est celle d'une longue gestation voulue par les destins. Énée représente un héros prédestiné qui détient toutes les qualités de loyauté, de noblesse, de prestance, de fermeté et de courage qui appartiennent au peuple romain. Il est celui, dans le mythe, qui s'est implanté dans le Latium et celui ayant fait naître la race dont descend Auguste. On peut d'ailleurs voir en Énée le modèle mythique de l'empereur. Virgile nous parle ainsi d'un nouvel âge d'or qui se multipliera dans le monde, mais ce qui est particulièrement beau dans l’œuvre de Virgile, ce n'est pas seulement cette apologie de Rome et d'Auguste, c'est aussi de montrer que le parcours d’Énée est celui de tous les sentiments humains.

Il est à la fois un héros épique, mais aussi une personnification de l'humain, capable de ressentir la douleur, la culpabilité ou encore le chagrin, perdant femme, père et amis, mais prêt à surmonter cela pour ne pas déroger à l'obéissance aux dieux. C'est donc en même temps une conquête d'une terre promise et une conquête intérieure, car Énée, contrairement à Ulysse, est un être qui se transforme au cours de son voyage initiatique. À la différence d'Ulysse, le voyage d’Énée n'est pas un retour, mais un nouveau départ, celui d'une destinée qui va s'accomplir grâce à la volonté du héros d'endosser la sienne. En l'assumant, il assure également toute l'éternité d'un peuple, qui est certes décidée par les dieux, mais qui, sans les hommes et leur action, ne pourrait se réaliser. La mort brutale de Turnus, perpétrée par Énée, n'est pas un geste de folie comme on pourrait le penser, mais un geste définitif et prévu par Jupiter pour assurer la pérennité des Troyens. Troie est donc détruite, comme le disait la leçon de Priam : le passé enseigne sur le présent, et au sommet de la gloire vient souvent la pire des chutes (comme ce sera le cas, ironiquement, pour Rome), mais elle renaît par la destinée d'un nouvel homme et d'un nouveau peuple, délesté de tous ses défauts d'orgueil et de négligence, pour devenir une nouvelle Troie, c'est-à-dire Rome, la mère de tous les hommes.

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le 19 juil. 2025

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