Sacré nom d'un petit bonhomme en bois. On sait que la traduction a été laborieuse, mais on ne sait pas que l'on peut acheter un livre aux pages absentes...C'est sans parler du livre en lui-même qui se délite pour une lecture en pages volantes. Un sacré pavé de plus de 800 pages qui demandera d'autant plus d'attention.
Ken Kesey a eu comme une grande idée lorsqu'il s'est attelé à son portrait économique d'une petite bourgade de l'Oregon, des années 1950, à la description géographique de haute volée. Une petite maison dans la prairie, aux conditions de vie difficiles pour un portrait de trois générations d'irréductibles gros bourrins. Entre brouillard et pluie, si l'humidité est un parfait remède anti-rides, semble-t-il, elle sape tout de même le moral des plus courageux. Une famille de bûcherons, soumise à vents contraires, amateurs d'alcools frelatés et de langage fleuri, qui aura choisi son mode de survie en sapant le mouvement de grève du plus grand nombre, protestant contre l’automatisation de la coupe, face à la main mise de l'entreprise forestière du coin.
Gros bourrins donc et au cœur tendre, pour un portrait qui se décline à l'ironie et à la bienveillance malgré un attachement bien limite aux animaux domestiques, souvent à grands coups de pieds au cul, vient rejoindre le rapport délétère à la nature, pour une franche dénonciation du consumérisme et du saccage de l'environnement par l'homme. Raser les forêts, construire des routes, chasser et tuer à tort et à travers, et pousser les cerfs... au suicide,
Mais si les arbres tombent, les hommes aussi.


La description parfaitement imagée et détaillé de l'environnement, de la faune et la flore transportent par ses envolées poétiques. De percées historiques à une réalité du quotidien, tout le charme se révèle par le choix narratif, furieusement rythmé, oscillant entre drame et humour, où les joutes verbales révèlent les caractères. Passant de la première personne, au narrateur, d'un personnage à un autre, parfois dans le même paragraphe, d'un monologue intérieur à un dialogue, le style narratif est jubilatoire. Un plaisir de lecture à la chronologie chamboulée mais parfaitement lisible, tout en donnant à chaque personnage suffisamment de place dans le récit pour tous les faire exister. Ce seront aussi les pensées perturbées d'une chienne courageuse et solitaire, coursant un ours, tout à son devoir envers ses abrutis de maîtres, qui nous fera partager sa douloureuse expérience. C'est la relation compliquée de deux frères et viendra s'y greffer tout un panel de personnages haut en couleur, où la solitude, les regrets et le temps qui passe renforcent l'inéluctabilité des destinées. De Jenny l'indienne dont on aimerait qu'elle réussisse ses incantations, ânonnées avec pugnacité à l'aide d'ouvrages plus ou moins occultes mais bien obscures dans les procédures, ou autres BD à la compréhension plus aisée, c'est la dure condition de ce peuple soumis au racisme des premiers colons, de Simone, au don de soi avéré et à la situation précaire c'est la prostitution, de Viv que l'on aimerait voir plus percutante et non réduite à son seul physique c'est l'abnégation de la femme au foyer. C'est un représentant du syndicat peu commode et particulièrement remonté face à son secrétaire général maître de lui en toute circonstance, adepte de la dialectique. C'est un tenancier de bar qui s'interroge sur la nature humaine. C'est le patriarche un tantinet excité, qui ne vit que pour son bois, et c'est encore, le plus pénible, il faut bien le dire, le jeune Leland, le frérot revenu de la ville pour une sombre histoire de vengeance, qui fatigue par son fantasme amoureux, à défaut de nous transporter, à la limite de l'inintérêt. Bémol de l'exercice. Mais c'est surtout le grand frère Hank qui sous ses airs de grosse brute est le plus empathique et le plus ancré dans son environnement naturel et le personnage de Joe Ben, à l'amitié indéfectible, symbole de l'innocence et victime collatérale de cette course à la destruction.


Personnage complémentaire et d'importance, la Wakonda, rivière revancharde et maîtresse des lieux, ne s'en laisse pas compter, mange la terre et fracasse les maisons.



Dévalant le versant ouest de la chaîne côtière de l’Oregon… viens voir les cascades hystériques des affluents qui se mêlent aux eaux de la Wakonda Auga. Les premiers ruisselets caracolent comme d’épais courants d’air parmi la petite oseille et le trèfle, les fougères et les orties, bifurquent, se scindent… forment des bras. Puis, à travers les busseroles et les ronces élégantes, les myrtilles et les mûres, les bras cascadent pour fusionner en ruisseaux, en torrents. Enfin, au
pied des collines, émergeant entre les mélèzes laricins et les pins à sucre, les acacias et les épicéas – et puis la mosaïque vert et bleu des sapins de Douglas –, la rivière en personne franchit d’un bond cent cinquante mètres… et là, regarde : voici qu’elle prend ses aises à travers champs.
Vue de la grand-route en surplomb du rideau d’arbres, elle est d’abord métallique comme un arc-en-ciel d’aluminium, un long copeau d’alliage lunaire. De plus près, elle se fait organique, vaste sourire liquide aux gencives hérissées de pilotis brisés et pourrissants, l’écume aux lèvres.
D’encore plus près, elle s’aplanit pour devenir fleuve, aussi plate qu’une rue, grise comme du ciment et tout entière faite de pluie. Aussi plate qu’une rue tout entière faite de pluie, même au plus fort de la saison des crues, en raison d’un chenal si profond et d’un lit si érodé : nul basfond pour créer des rapides refluant à contre-courant, nul rocher pour agacer sa surface… rien qui indique le mouvement sinon les grumeaux d’écume jaunâtre tourbillonnant au vent dans leur
dérive vers la mer, et les troncs dressés de bosquets noyés que le flot noir et silencieux fait ployer, tendus et tremblants.
Une rivière lisse, d’apparence calme, qui dissimule le cruel biseau de son courant sous une surface lisse… apparemment calme.
La grand-route longe sa rive nord, et les corniches, sa rive sud. Aucun pont ne l’enjambe sur ses quinze premiers kilomètres.
Et pourtant, là-bas, côté sud, une vieille bicoque à un étage repose sur une structure bigarrée de métal enchevêtré, de bois, de terre et de sacs de sable, tel un échassier emplumé de bardeaux, fièrement assis dans l’enchevêtrement de son nid. Regarde…
La pluie passe en nappes devant les fenêtres. Elle se mêle à la fumée vaporeuse qui monte d’une cheminée de pierre moussue vers un ciel en pente. Le ciel ruisselle de gris, et la fumée, de jaune mouillé. Derrière la maison, là-haut à l’orée broussailleuse de la montagne, ces couleurs se fondent dans la masse venteuse si bien que le coteau lui-même dégouline d’un vert boueux.



Reste aussi un des plus beaux portraits d'une micro société patriarcale à souhait, que l'on aimerait bien mater à grands coups de trique, crénom de Dieu de nom de d’là oui mater tout ça à grands coups de trique, tiens...

limma
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le 1 août 2020

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